Luminitza CLAUDEPIERRE TIGIRLAS : "Entre stase – extase, le rythme s’en souffle du Vide médian" : 8/01/2015

Texte issu d’une intervention au Séminaire de l’ALI-Lyon « Écritures du Vide », sous la responsabilité de Luminitza Claudepierre en association avec Cyrille Noirjean et Jean-Emmanuel Denave, séance ouverte du 8 janvier 2015 au théâtre l’Élysée à Lyon consacrée à François Cheng.

IOsciller parfois entre deux extrêmes, celle de « se sentir vide » et celle de « ne pas arriver à faire le vide » dans son espace psychique semble autant familier qu’inquiétant à l’être humain.

 

Les combinaisons dans la manière d’exprimer ces vacillations dans les cabinets des psychanalystes sont nombreuses. D’y avoir prêté l’oreille dans notre pratique, nous pouvons avancer que le fait de vivre implique d’obstruer le vide existentiel par l’écran du fantasme.

L’astuce de l’homme, dans l’entendement de Lacan, est de bourrer le vide avec de la poésie « la poésie est effet de sens, mais aussi bien effet de trou » et « il n’y que la poésie qui permette l’interprétation  je ne suis pouâteassez » 1
Parole vide, parole pleine, Lacan met en mouvement ces deux notions en 1953 dans « Fonction et champ de la parole et du langage ». Par le biais du signifiant, le langage introduit le vide et le plein. Dans le Séminaire sur « L’éthique de la psychanalyse », Lacan se sert de la métaphore du vase pour affirmer qu’à partir « de ce signifiant façonné, que le vase, que ce vide et ce plein, comme tels entrent dans le monde, ni plus ni moins et avec le même sens. »
La poésie, par la voie médiane du vide, peut dégager la parole de son enfermement dans le plein du sens et dans le vide de la signification. En 1977, jouant du vide torique, Lacan rendra compte d’une troisième forme de parole, ni pleine, ni vide, qui est une écriture du trou par le nœud borroméen. Le livre de François Cheng, « Vide et plein – Le langage pictural chinois » s’inscrit dans la suite des échanges de François Cheng avec Jacques Lacan. Il formalise des avancées que Lacan a exposées au fil de ses séminaires des années 70. La première dédicace du livre est éloquente: « Je voudrais dire ici toute ma gratitude à mon maître Jacques Lacan qui m’a fait redécouvrir Lao-tzu et Shi-t’ao ».
Le Vide est le fondement même de l’ontologie taoïste.

Ce qui est avant Ciel-Terre, c’est le Non-avoir, le Rien, le Vide. « Plein », est traduit par « Vide ». Nous lisons chez Lao Zi que l’Avoir produit les Dix mille êtres, mais l’Avoir est produit par le Rien. Du Rien est né l’Un; l’Un n’a point de forme. Le Vide vise la plénitude.

C’est lui en effet qui permet à toutes choses « pleines » d’atteindre leur vraie plénitude. Selon Lao Zi, la grande plénitude est comme le vide; alors elle est intarissable.
Dans un entretien, Cheng évoque la dernière journée de travail avec Lacan en 1977.

Encouragé par son silence attentif, Cheng lui raconta ses expériences de la Beauté et de l'Enfer, de l'Exil et de la Double langue. Le visage soudain éclairé d'un sourire plein de malice et de bonté, Lacan lui aurait dit : « Voyez-vous, notre métier est de démontrer l'impossibilité de vivre, afin que de rendre la vie tant soit peu possible. Vous avez vécu l'extrême béance, pourquoi ne pas l’élargir encore au point de vous identifier à elle ? Vous qui avez la sagesse de comprendre que le Vide est Souffle et que le Souffle est Métamorphose, vous n'aurez de cesse que vous n'ayez donné libre cours au Souffle qui vous reste, une écriture, pourquoi pas crevée ! » Et il ajouta quelque chose de l’ordre d’une conclusion : « Vous saurez, n'est-ce pas, transformer ces ruptures en Vide-médian agissant et relier votre présent à votre passé, l'Occident à l'Orient. Vous serez enfin – vous l'êtes déjà, je le sais – dans votre temps ». Cheng note dans la suite, que ce jour-là, Lacan lui a rendu sa liberté.

 

II


Les Anciens sont partis chevauchant la Grue-Jaune ;
Ici résonne à vide le nom du pavillon.
La Grue-jaune disparue jamais ne reviendra ;
Mille ans les nuages blancs errent au cœur du Vide.


           Le Pavillon de la Grue-jaune se trouve à Wu-han. De là, selon la légende, des Immortels se sont envolés, sur le dos de la Grue-jaune, par-delà le fleuve, vers le Lieu originel. Les Anciens et l'oiseau fabuleux étant partis, il reste la terre d'absence, marquée par le vain Nom et les Perroquets qui répètent à l'envie quelques paroles apprises. La vie y perdure, le fleuve assure la continuité du temps, des nuages et des brumes, se montrent en pâles échos d'une lointaine présence céleste.

          Mais au fond de soi, on sait qu'on vit dans un monde séparé et que la vie s'écoule peut-être en pure perte. Désir de joindre l'Origine, de retourner le cours, de retrouver tout. D'où l'irrépressible Nostalgie. Cheng l’exprime poétiquement par le désir de « joindre l’humain au divin », de « réhabiliter l’âme », puisque chaque être serait corps, esprit, âme. Par l’âme qui résonne selon la résonnance du Tao d’origine nous entrons en communication avec l’âme du monde et avec la transcendance, la mystique.
       

          Méditant sur le poème « Le pavillon de la Grue-jaune »2 , Lacan a interrogé Cheng sur le fonctionnement du Vide-médian par rapport à l'ordre temporel.

Dans son ouvrage, François Cheng a analysé comment par l'utilisation spécifique ou la suppression des mots-vides et par le parallélisme, le poète chinois a fait jouer le Vide-médian dans la structure même du langage poétique, introduisant de cette manière la dimension spatiale dans le déroulement linéaire et temporel du langage. Au cours du livre « L’un vers l’autre. En voyage avec Segalen », Cheng apporte cette précision : « Entre les stèles, la pliure constitue un vide qui rompe rythmiquement la chaîne linéaire ».
       

            Aux yeux du peintre chinois, du fait d’être tracé, L’unique Trait de pinceau est institué comme réellement le trait d’union entre l’homme et le surnaturel. Car le Trait, par son unité interne et sa capacité de variation, est Un et Multiple. Il incarne le processus par lequel l’homme dessinant rejoint les gestes de la Création. L’acte de tracer le Trait correspond à celui même qui tire l’Un du Chaos, qui sépare le Ciel et la Terre. Le Trait est à la fois le Souffle, le Yin-Yang, le Ciel-Terre, les Dix-mille êtres, tout en prenant en charge le rythme et les pulsions secrètes de l’homme. Le Trait ne fonctionne à plein que grâce au Vide. S’il doit être animé par les souffles et le rythme, il faut avant tout que le Vide le précède, le prolonge, et même le traverse.
       

            Selon Cheng, dans l’idéal, le Vide médian, en tant que souffle lui-même, a le don de créer un espace vivifiant et d’y entraîner le yin et le yang en vue d’une « créative interaction, drainant la meilleure part des deux… ». Dans cette perspective, autant l’authentique Deux, que l’authentique Trois sont indispensables et cela assure la fonction de nouage. Les chinois accordent à la pensée ternaire la capacité d’ouvrir « la voie du dépassement ». Ce qui m’intéresserait d’avantage dans les assertions de Cheng serait cette définition du Vide-médian en souffle qui « vient du soi du sujet quand il est en vue d’autres sujets et qui le pousse hors de soi », pour qu’il puisse vivre et parler indéfiniment. L’idée d’un Vide-médian transformant le sujet en projet, du fait de le projeter en avant de soi, « tendu toujours vers l’inattendu, vers l’inespéré, c’est-à-dire vers l’infini. »

 

 

« D’ici là
D’un instant l’autre
L’inattendu adviendra
Quand les dieux habiteront l’intervalle
Du dire à l’entre-dire
Du don à l’abandon
Tout le respiré du printemps
Qu’un trait de sang retrace
La brûlure éclatant en bourgeons
Ivresse et soif demeurent intacts
Dans l’initial rythme retrouvé
Source sera nuage et nuage averse
D’ici là
D’un instant l’autre
Nous nous rejoindrons
Chacun en avant de soi
S’étend de ce qu’il ouvre
S’accroît de ce qu’il donne
Toute fêlure offrande
Toute en- tente
ex- tase »3

 

 

            Le vrai accomplissement ne serait pas dans l’étroite enceinte d’un corps mesurable, pas plus qu’il n’est dans une vaine fusion avec un autre qui serait encore une finitude, mais dans le va-et-vient sans fin et toujours neuf entre les unités de vie, le véritable mystère toujours autre. Le Souffle se régénère et circule dans les Vides médians pouvant être larges ou étroits, évidents ou discrets, c’est eux qui donnent la respiration à une œuvre, y ponctuent les formes et permettent à l’inespéré d’advenir.
        Dès lors que l’on accepte l’idée du souffle, on doit pouvoir admettre aussi la vue selon laquelle même nos sensations les plus intimes ne se limitent pas à l’intérieur d’une pauvre coquille, elles sont vibrations, ondes propagées dans un espace qui vient de soi, mais le débordant infiniment, en résonance avec la grande rythmique du Tao. François Cheng y voit la « définition même de l’extase. »              J’ai relevé chez Cheng son terme « trans –écrire » rapporté à l’indicible, qui fait écho chez moi avec « transverbération », mot de Sainte Thérèse pour décrire « le coup de l’ange » dans « Le Château de l’âme » et l’extase liée à l’angoisse et à la jouissance. François Cheng, « Cinq méditations sur la mort/ autrement dit sur la vie », s’arrête sur la quête du Vide dans la tradition judéo-chrétienne dans laquelle on se réfère directement à Dieu. Néanmoins les deux traditions ont en commun « l’idée de mourir à soi, de se vider afin d’être empli – ici de la présence de Dieu, là du Souffle primordial ».
           Les auteurs qui se sont penchés sur le discours des mystiques s’accordent à dire que leur chemin ne mène pas droit de l’angoisse à l’extase. Plus souvent il fait cercle et retour. « Marelle circulaire », indique J. N. Vuarnet dans son livre « Le dieu des femmes », pour ajouter que toujours, « l’angoisse y côtoie l’extase, la douleur y côtoie le désir. » Cheng avance que « le vrai mouvement de l’être est circulaire, il se fait non en ligne droite mais en cercles concentriques, ce qui lui permet d’aller sans cesse à la rencontre d’autres cercles nés d’autres êtres. D’où l’importance accordée par les Anciens au rôle constant joué par le souffle du Vide médian, et par suite, à tout ce qui se passe entre « Dans l’idéal » et ce qui se passe entre ne correspond pas toujours, l’humain se retrouve souvent en souffrance, il peut être saisi d’angoisse.
           Les psychanalystes et ceux qui se sentent concernés par la psychanalyse sont familiers de la définition lacanienne de l’angoisse en tant que « manque qui manque », c’est-à-dire lorsque l’objet du désir n’est plus contourné fantasmatiquement au gré du circuit pulsionnel, il apparaît dans la réalité.                  L’incarnation pour une femme de l’objet de son désir dans l’enfant qu’elle vient de mettre au monde me paraît l’exemple le plus parlant. Par analogie au « manque qui manque », j’aborderai l’articulation d’équivalence Vide/ Réel par le biais plus nuancé du « vide qui manque » dans la chaîne langagière tout en s’instituant tel une holophrase dans le registre du Réel, ce« possible en attendant qu’il s’écrive ». Je déplierai cette l’hypothèse plus loin.
           La Voie, (Tao ou Dao) se manifeste dans ce qui est pleinement donné, là. Cheng décrit un « Vide vivifiant d’où s’origine le souffle, d’où ce qui est sans-avoir Nom tend constamment vers le y-avoir Nom ; ce qui est sans-avoir Désir tend constamment vers le y-avoir Désir. Seulement voilà : dès qu’il y a Nom, dès qu’il y a Désir, on n’est plus dans le constant ». Il n’aurait de constant que le Vide d’où jaillit constamment le souffle. Le goût prononcé pour le « respir » rythmique, pousse Cheng à partir de l’unité syllabique d’alterner ou de combiner le pair et l’impair. Pour ce qui est des effets phoniques, il ne se lasse pas des effets consonantiques : clair tintement d’une corde pincée ; ni du charme que produit une chaîne vocalique : bruissement d’une eau vive. Dans « Cinq méditations sur la beauté » François Cheng présente le « souffle rythmique » (qi-yun) ; une règle du VI siècle pour l’art pictural qui touche l’âme d’une œuvre, la structure en profondeur et la fait rayonner. La formule « que soit animé le « souffle rythmique » est devenue par extension règle d’or aussi de la calligraphie, de la poésie et de la musique.             Ainsi, la création poétique ou artistique passe par une transformation initiatique dont le rythme est encore ternaire, et dont les phases ont pour nom yin-yun, « éléments en interaction », qi-yun, « souffles rythmiques », puis shen-yun, « résonance divine ».
           Au cours de son étude « L’écriture poétique chinoise », Cheng avance qu’une œuvre authentique doit « rétablir l’homme dans le courant vital universel, lequel doit circuler à travers l’œuvre et l’animer toute », d’où l’importance accordée au rythme qui parfois tient lieu de syntaxe… La cosmologie, la pensée chinoise s’appuie sur la conception que « le souffle devient esprit lorsqu’il atteint le rythme » (qui déborde la cadence, la répétition du même). Le rythme anime de l’intérieur une entité donnée ou des multiples entités, il vise l’harmonie dans une dynamique des contre-points et de répercussions justes. Lorsque une œuvre exprime le déchaînement, la violence, le rythme implique (l’enjambement des rimes) ; l’entrecroisement, l’enchevêtrement, l’entrechoquement. L’espace-temps du rythme suit un mouvement en spirale chargé de rebondissements ou rejaillissements, il gagne toujours en intensité verticale. Du fait d’engendrer des formes imprévues au sein d’une œuvre, le souffle rythmique est fédérateur, structurant, unifiant, il suscite métamorphose, transformation.
           Cheng cite généreusement son maître et ami, Henri Maldiney à ce propos : " Le retour périodique du même, principe de répétition qu’est la cadence, est la négation absolue de cette création d’imprévisible et indéplaçable nouveauté dont un rythme est l’événement-avènement. Cela a l’image d’une vague. Sa forme en formation, avec laquelle nous sommes en résonance, est le lieu auto- mouvant de notre rencontre, toujours instante avec le monde qui nous enveloppe. Son élévation et sa descente ne se succèdent pas, elles passent l’une en l’autre. Au voisinage du sommet, alors que notre attente s’accélère, le mouvement ascensionnel de la vague ralentit, mais avant d’atteindre son creux, il s’accélère. Ainsi, les deux moments, ascendant et descendant, sont chacun en précession de soi dans son opposé. Ils ne sauraient s’émanciper l’un de l’autre, sans perdre avec leur coexistence la dimension suivant laquelle ils existent. Les moments d’un rythme n’existent qu’en réciprocité, en son imprévisible avènement… " Ainsi, un rythme ne se déroule pas dans le temps et l’espace, " il est le générateur de son espace-temps. L’avènement d’un espace rythmique ne fait qu’un avec la transformation constitutive de tous les éléments d’une œuvre d’art en moment de forme, en moment de rythme. Ce rythme, on ne peut l’avoir devant soi ; il n’est pas de l’ordre de l’avoir. Nous sommes au rythme. Présents à lui, nous nous découvrons présents à nous. Nous existons dans cette ouverture en l’existant. Le rythme est une forme de l’existence surprise… " Rares sont, au goût de Maldiney, les œuvres en présence desquelles nous avons lieu d’être…
            Emil Benveniste s’occupe du rythme dans son expression linguistique ; il démontre que le mot « rythme » du grec « rythmos » ne désigne pas un phénomène d’écoulement, de flux, mais « la configuration assumée à chaque instant déterminé par un « mouvant », donc veut dire forme, une espèce de forme improvisée, momentanée, modifiable, qui s’opposerait au schéma, à la forme objectivée. Maldiney précisera que « le rythme est dans les remous de l’eau, non dans le cours du fleuve ». L’articulation du souffle c’est le rythme qui est une réponse à l’abîme. Le rythme a lieu dans l’Ouvert qui a la structure d’une bande de Moebius : vie et mort, fini et infini y sont deux faces de la même surface ; il commencerait n’importe où et seulement en lui-même ; le rythme peut naître à tout moment donné, le moment qu’il se donne. Du point de vue de Maldiney, « Les éléments fondateurs du rythme ne sont pas au sens propre posés. Ils sont – sans qu’entre en compte la possibilité de ne pas être. Il y a. C’est. Ce oui ne réfute aucun non. », mais « ils sont posés dans le rythme. Le rythme est le milieu dans lequel leur être est affranchi de la possibilité du non-être, et de l’être-autrement. Le rythme, parce qu’il est une forme de la présence, un existential, est par lui-même garant de réalité. En lui réel et possible coïncident. Par lui l’art n’est pas – comme on dit – un imaginaire ».
            De « la haute note jaune », Vang Gogh en parle dans une sorte d’extase. De ces sensations confuses, il s’agirait pour les artistes « de faire une œuvre où fonctionne le monde. Ils ne peuvent les mettre à la fois « en œuvre » et « au monde » qu’en les mettant en rythme ». Or, de la sensation au rythme il y a « discontinuité et saut puisqu’il y a passage d’une certitude à une vérité. »
           Au degré le plus élevé : la « résonance divine » - la qualité suprême d’une œuvre ; pas figée dans une définition, la qualité qu’elle évoque est considérée par les chinois comme un état qu’«on est en mesure d’éprouver sans pouvoir l’expliciter ». Selon la pensée chinoise, le Souffle primordial anime toutes les formes de vie et l’Esprit divin régit la part mentale, la part consciente de l’univers vivant. La pensée chinoise ne sépare pas matière et esprit. Elle raisonne en termes de vie qui est l’unité de base. …ce peuple avait le sens du sacré, celui de la Voie, cette irrésistible marche de la vie ouverte. Le sens de la vie dépasse le seul fait d’exister, elle signifie toujours la promesse de vie, principe inaliénable et ouvert qui porte le nom de l’esprit divin. Comment ce sacré, ce shen, qui habite aussi bien l’univers vivant que l’homme, prend-il en charge la souffrance née de sa condition mortelle ?
             Avec les artistes, souligne Cheng, le sacré (shen) entretient une relation de connivence. Les plus grands poètes et peintres, ont affirmé que leur pinceau était « guidé par le shen ». Cheng nous rappelle que la tradition des lettrés, qui met poésie et peinture à la place suprême de l’accomplissement humain, ne sépare guère l’esthétique de l’éthique. Elle exhorte l’artiste à pratiquer la sainteté s’il veut que son propre esprit rencontre l’esprit divin au plus haut niveau. Le mot composé shen-sheng, « esprit divin-sainteté », est là justement pour désigner cet instant privilégié où le sheng (sainteté) de l’homme entre en dialogue avec le shen universel qui lui ouvre la part la plus secrète, la plus intime de l’univers vivant. François Cheng nous apprend que « l’expression « résonance divine » est à entendre dans le sens de «en résonance avec l’esprit divin ». La connivence d’âme à âme entre l’humain et le divin est désignée par l’expression « entente tacite ». Cheng précise qu’il ne s’agit jamais d’une entente complète : il y aura toujours un hiatus, une suspension, un manque à combler. « L’infini recherché est bien un in-fini » et le vide qui prolonge un rouleau de peinture chinoise serait là pour le signifier. « Ce vide mû par le souffle recèle une attente, une écoute qui est prête à accueillir un nouvel avènement, annonciateur d’une nouvelle entente ». En vue de celle-ci l’artiste serait toujours prêt …à se laisser consumer dans le feu de son acte, se laisser aspirer par l’espace de l’œuvre.
            La Voie (Tao) se dévoile davantage, dans ce qui se devine, dans ce qui effleure au creux des interstices. Cheng ne doute pas que c’est au « royaume de l’intervalle, dans la vallée où poussent les âmes », expression de John Keats – qu’en réalité chacun des vivants, en son vis-à-vis avec les autres, prend conscience de son unicité et devient présence. » Un petit livre autobiographique, « Le Dialogue » permet à Cheng de revenir sur le mot « intervallaire », qu’il avait déjà employé, pour le présenter comme suscitant l’image du Vide-médian et du principe féminin. L’« intervallaire » entraîne toute une série de mots qui désignent ces lieux de forme vulvaire, lieux de la réceptivité, de la vie portée et de la transformation que sont "val, vallon, vallonnement, vallée". Se situant, selon une tradition qui remonte à Rilke ou Hölderlin, dans «le royaume de l’intervalle», le poète se présente comme celui qui perçoit, qui capte le langage. Le mot ENTRE lui suggère, avec une netteté brève par la phonie, son double sens d’intervalle et de pénétration. L’importance accordée à ce qui se passe entre les entités vivantes, cernées par la notion du Souffle du Vide-médian, inspire à Cheng que c’est bien dans « l’entre » qu’on entre, qu’on accède éventuellement au vrai.
            L’intervalle, figure du vide manquant dans la chaîne langagière, me ramène à mon

questionnement pointu sur sa correspondance au Réel révélateur de l’inconscient-lalangue ou l’inconscient holophrastique. Donc, l’holophrase fait état du signifiant « gelé », il se produit une soudure entre le S1 et S2 de la phrase, l’intervalle est supprimé (le vide est bouché) et la phrase fonctionne comme du Un. Pour Lacan l’holophrase est l’équivalent d’un borborygme incompréhensible, échangé entre deux personnes qui, dans leur face-à-face, sont suspendues chacune dans l’attente du sens que lui donnera l’autre, sans savoir ce qui se décidera, sans rien savoir de l’acte qui en résultera : lutte à mort ou reconnaissance. Autrement dit, le signifiant holophrasé est un signe qui n’entre pas dans le système du sujet et reste pour lui une énigme.
            Dans une perspective plus étendue, je dirai que le langage se prête au jeu d’une pâte phonique à modeler et accepte de se faire étirer, s’holophraser dans le sens d’une réception de la lalangue au niveau Réel du motérialisme et non pas du message comme dans les psychoses. La fonction de l’holophrase4 serait plus vaste n’étant plus seulement de l’ordre de l’annulation de l’intervalle entre les signifiants dans les phénomènes psychosomatiques5. L’holophrase précède la phrase, nous pouvons le constater chez l’enfant. Avant d’être celui qui parle, qui construit des phrases, il est l’infans dans lallation, lallalé.
            Pour mettre en œuvre l’annulation holophrasique du vide, les poètes ont recours à l’allitération ou à la paronomase. François Cheng n’en abuse pas, en dépit de son attirance pour la qualité phonique des mots et le fait qu’à partir d’un certain temps les mots deviennent pour lui des signes.

 

 

1-J. Lacan, Le Séminaire L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, Séance du 10 mai 1977.

2-Ts’ui-Hao, VIII siècle

3-François Cheng, « A l’orient de tout », Gallimard, 2005, p. 207

4-Lacan 1975, Conférence de Genève

5-séminaire. XI