Jean-Luc CACCIALI : 22 Mai 18 (EPP)

Études pratiques de psychopathologie
Dr. Jean-Luc Cacciali

Jean-Luc de Saint-Just : Bien, bonsoir à tous, juste quelques mots d’introduction permettant aux derniers retardataires d’arriver, quelques mots d’introduction pour vous dire que la conférence de ce soir est l’avant-dernier rendez-vous de ce cycle de conférences consacré à..., voyez cela fait venir du monde tout de suite, donc c’est l’avant dernière rencontre de ce cycle de conférences consacré à la psychopathologie de la vie collective. Pour information, l’année prochaine, il y aura donc un autre cycle de conférences qui sera consacré à la psychopathologie de l’identité. Vous aurez sur le site de l’Ali Lyon les dates et les personnes qui feront les différentes conférences. Et donc vous dire que toutes les conférences sont retranscrites et seront donc présentes, pas toute suite, il faut nous laisser un peu de temps, sur le site de l’Ali Lyon. Qu’au passage, nous sommes preneurs de personnes qui se proposent pour la transcription des conférences. Si certains d’entre vous sont intéressés. C’est un travail passionnant à faire. Difficile, fastidieux, long. Mais, cela dit, tout à fait passionnant. Et donc vous dire que nous vous proposons cette année, on n’avait pas fait cela l’année dernière mais on va vous proposer cette année donc une dernière rencontre le mardi 26 juin. Alors, je précise, pas dans ces locaux mais au local de l’Ali Lyon 60, rue des Rancy, le mardi 26 juin à 21 heures. On vous propose l’occasion de venir rediscuter de ce cycle de conférences. Il n’y aura pas d’intervenant. Mais ce sera l’occasion pour ceux qui ont suivi l’ensemble des conférences ou quelques-unes ou même une seule et qui souhaitent revenir sur des questions qui ont été abordées ; parce que souvent on vous invite à la fin d’une conférence à poser des questions, à faire des remarques. Et vous savez comme toujours la remarque ou la question vient après quand c’est fini et que voilà. Et donc là c’est l’occasion pour le coup de revenir sur des points qui vous ont semblé intéressants, sur lesquels vous voudriez rediscuter, avoir un échange. Eh bien, ce sera l’occasion. Donc, le mardi 26 juin à 21 heures, 60, rue des Rancy.
Bien ce soir, nous avons le grand plaisir d’accueillir à nouveau le Dr. Jean-Luc Cacciali qui est psychiatre et psychanalyste à Grenoble. Et qui va reprendre un adage hégélien 200 ans après en mettant un point d’interrogation. Est-ce que 200 ans après, cette affirmation de Hegel a été modifiée, différente : Le désir est-il toujours Autre ?
Dr. Jean-Luc Cacciali : merci beaucoup. Bonsoir à tous. Comme le disait Jean-Luc, Lacan élabore sa théorie du désir à partir de cette affirmation d’Hegel : « Le désir est le désir de l’Autre ». Ce qui n’est pas tout à fait mon titre comme vous l’avez remarqué. Donc, la racine du désir est le désir de l’Autre, du Grand Autre. Mais ce n’est pas le point que je vais directement développer ce soir. Néanmoins, je le rappelle parce que cette formulation en elle-même renferme la problématique du désir, de la Loi et de son franchissement. Elle situe cette problématique du désir au niveau du rapport du sujet au Grand Autre. Alors pourquoi dire que le désir est Autre, ce qui n’est pas la même chose que le désir de l’Autre. Mais bien évidemment que l’un s’articule avec l’autre. Le désir est Autre en tant qu’il est inconscient, c’est-à-dire qu’il est insu de celui qui parle. Il lui est Autre. Et le lieu de ce désir est donc l’Autre en tant que lieu de la parole. Et c’est à ce désir que la psychanalyse donne tout son poids puisque bien sûr il y aussi des désirs conscients. Ce qui fait que non seulement le désir inconscient est inconnu du sujet mais quand il surgit, il peut tout à fait l’étonner. Il peut le surprendre au point que le sujet peut avoir de la difficulté à le reconnaître comme sien. Dès le début de la  Traumdeutung, le grand livre de Freud sur le rêve, Freud évoque le désir qui peut se manifester dans le rêve. Et il évoque le fait que quand le rêveur se réveille et qu’il pense au désir présent dans son rêve, il peut en être totalement étonné. Et il peut en être tellement étonné qu’il penser que ce n’est qu’une affaire de rêve, disons, que c’est une affaire de rêve mais que ce n’est pas son propre désir. Il donne en exemple un rêve où se manifeste le désir de mort de quelqu’un qui vous est cher et même de quelqu’un qui vous très cher. Désir qui peut légitimement surprendre le rêveur qui peut alors penser que ce n’est pas son désir dont il s’agit mais que c’est une bizarrerie de rêve. Alors que c’est bien un désir inconscient qui l’anime mais qui l’anime à son insu. J’insiste donc, c’est en cela qu’on peut dire qu’il est Autre pour le sujet. D’ailleurs, l’étonnement en lui-même est déjà une indication. Quand quelque chose surgit dans la cure, qui surprend le sujet et qui dit lui-même son étonnement de dire ceci, de penser cela, nous savons que c’est déjà une bonne indication que cela concerne l’inconscient.
Alors pourquoi dire, comme je le dis dans mon petit argument, dans ces quelques lignes, pourquoi dire qu’il y a une inadéquation foncière entre le désir et l’objet. La psychanalyse révèle que quand le désir se fixe devant un objet, le désir est en fait ailleurs. Il est ailleurs que là où le sujet peut le dire de façon consciente. Nous pouvons par exemple tout à fait faire une déclaration d’amour à quelqu’un et désirer ailleurs. C’est-à-dire que le désir n’a pas un objet identifiable qui lui correspond. Nous sommes des êtres de langage et le désir pour se formuler doit justement passer par le langage, ce qui fait qu’en tant que tel le désir ne vise pas un objet, ce qui peut surprendre d’un premier abord, le désir ne vise pas un objet, il vise le signifiant. Et vous savez que le signifiant ne correspond pas à un objet précis, le signifiant renvoie à un autre signifiant. Et si le désir ne vise pas un objet mais qu’il vise le signifiant, notre rapport au désir est à aborder à partir du rapport du sujet au signifiant.
Je vais d’abord reprendre une série de points pour préciser la question du désir et de l’objet. Pour la psychanalyse l’objet est un objet fondamentalement perdu, ce n’est pas un objet immédiatement présent. Historiquement on pourrait dire ou même préhistoriquement que c’est l’objet d’une jouissance primitive suprême mais qui est inatteignable en tant que tel car la trop grande proximité de cette jouissance est en elle-même dangereuse et même mortelle. Néanmoins le sujet dorénavant visera les retrouvailles de cet objet il n’aura affaire qu’à un substitut de cet objet et un substitut de nature signifiante.
De façon fondamentale cet objet définitivement perdu fait donc un trou dans le langage, c’est-à-dire qu’il y aura un trou dans l’Autre. L’Autre comme lieu de la parole. Et il y a alors ce paradoxe de départ que l’objet est à la fois un trou dans le langage puisque définitivement perdu et que c’est aussi un objet. C’est un objet car le sujet va fabriquer un objet pour tenter de boucher ce trou. Il le fait avec le langage et toute cette construction langagière met en place un objet qui sera celui de notre fantasme. Au départ cet objet est un objet substantifié. Et vous savez que Lacan en dégage quatre, il y a l’objet oral, l’objet anal, le regard et la voix. Donc, c’est un objet substantifié qui va être le support de cet objet que le langage fabrique.
C’est ce que Freud nous montre avec l’analyse du fantasme masochiste « On bat un enfant ». Freud dégage ce fait que ce fantasme se construit en différentes séquences langagières. Je vais simplement vous en rappelez une, une séquence qui bien sûr est inconsciente. Le père me bat et c’est un signe d’amour. Cette jouissance masochiste nous montre que la jouissance peut excéder la notion de simple plaisir et qu’il peut y avoir une jouissance dans la souffrance. Ce fantasme organisera dorénavant la vie psychique du sujet. Il pourra plus tard conduire le sujet à chercher par exemple à établir ce mode de relations masochiste, avec un professeur ou un supérieur dans son travail.
Je vais maintenant aborder plus directement la question de la limite et de son franchissement et de la satisfaction. Nous allons prendre les choses au niveau de la loi, du désir et de la jouissance. Avant d’en venir à notre clinique actuelle, je vais partir d’un peu loin. Dans le mythe de Totem et Tabou, Freud lie la loi au meurtre du père. Vous connaissez ce mythe du meurtre du père qui est d’ailleurs resté dans la culture. Il y a une ambivalence foncière pour le sujet qui fonde les rapports du fils au père. Ce qui fera qu’après le meurtre, après l’acte accompli, il y aura un retour de l’amour. Mais cet acte reste, je disais dans la culture, comme un acte qui libère le fils de ce père redouté. Ceci à l’image de ce que dit le mythe il faudrait tuer le père pour être enfin libre d’aller dans le sens de son propre désir. Et, pourtant ce myth reste un mystère car il voile le fait qu’au contraire le meurtre du père n’ouvre pas la voie vers la jouissance que sa présence est censée interdire, au contraire il renforce l’interdiction. C’est-à-dire que quand l’obstacle est exterminé sous la forme du meurtre, comme dans le mythe, l’interdiction de la jouissance non seulement demeure mais elle est renforcée.
Pour autant, n’allons pas croire qu’il faut aller dans le sens d’interdire la jouissance parce qu’elle serait, on va dire néfaste pour le sujet, puisque quand quelqu’un se soumet à la loi morale interdictrice de la jouissance, nous voyons en clinique que les exigences de son surmoi ne feront que renforcer l’interdiction.
Et en sens contraire quand quelqu’un s’oriente dans la direction d’une jouissance sans frein et rejette toute loi morale, et cela peut-être pour différentes raisons, nous voyons que ne manqueront pas pourtant de surgir de nombreux obstacles.
Alors si la soumission à la loi morale ou au contraire son rejet conduisent à la même chose, c’est-à-dire au renforcement de l’interdit, c’est qu’il doit y avoir une racine commune aux deux attitudes.
Abordons cette racine commune avec la question, comment le désir se lie à la loi ? Pour répondre à cette question Lacan va se référer non pas à Freud, ce que nous pourrions attendre mais à Saint-Paul. Pour Saint-Paul, il faut que le péché ait la loi pour, si vous me permettez, qu’il devienne vraiment un péché. Il n’y a péché que parce qu’il y a la loi divine. Et Lacan va y lire, de façon plus structurale, il va amplifier ce que nous dit Saint-Paul, et il va considérer que la loi et le désir sont fondamentalement liés et même on pourrait dire que c’est la même chose. Pour le désir, il faut la loi.
Alors comment s’articule la jouissance à cette structure de la loi et du désir. Ils constituent donc, j’insiste, une véritable structure : loi, désir, jouissance. Je disais que la jouissance est à entendre comme n’étant pas seulement le plaisir. La jouissance, c’est quelque chose de subjectif, quelque chose qui est inaccessible à la compréhension immédiate. Elle est sans limite, elle est hors loi, elle ne va pas dans le sens de la loi et du désir. Et même le désir, c’est ce qui fait barrage à la jouissance. Autant qu’il est articulé à la loi, il protège de la jouissance qui, elle, est sans limite, sans médiation. Mais en même temps s’il est barrage à la jouissance le désir est aussi recherche de jouissance. Au niveau du sexuel, le désir sexuel est recherche de la jouissance sexuelle. Donc, il y aurait une espèce de paradoxe où le désir serait à la fois barrage à la jouissance et à la fois recherche de la jouissance.
Comment est-il possible d’atteindre la jouissance si la soumission aussi bien que le rejet de la loi morale aboutissent tous les deux au renforcement de l’interdit ?
Je vous propose de partir de ces deux difficultés pour atteindre la jouissance. Lacan avance que pour atteindre la jouissance il faut une transgression. Il faut un franchissement de la limite et seul un saut peut permettre de la franchir. Déjà Bataille dans son livre L’érotisme écrit que l’interdit est là pour être violé. C’est osé quand même de dire un truc pareil. Mais bien sûr c’est un grand écrivain Bataille et comme souvent l’artiste précède le psychanalyste. Pour lui, c’est l’interdit qui fonde le désir, ce qui n’est pas très loin en somme de la position du psychanalyste. C’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait de l’interdit pour qu’il y ait du permis. On pourrait dire que c’est la prohibition qui autorise la transgression. Il y a ces deux mouvements par rapport à ce qui fait limite, à la fois la transgression et à la fois l’autorisation de l’interdit.
Avec le mythe de Totem et Tabou, Freud nous dit que l’origine de la loi s’incarne dans le meurtre du Père. Nous poursuivons et disons que c’est la loi qui permet de séparer et d’assembler le désir et la jouissance. Donc, il y a à nouer, désir, loi et jouissance. Et ce nouage se fait avec quelque chose qui doit faire limite, seulement limite car il doit y avoir une transgression possible.
La loi qui se dégage dans le mythe, nous pourrions dire que c’est la loi du Père. Elle incarne un interdit et cet interdit est symbolique, c’est l’opération que vous connaissez, c’est l’opération de la castration symbolique. J’insiste, c’est une opération symbolique, ce qui a comme conséquence que le manque qu’elle institue est au départ. Il n’est pas circonstanciel ce manque, il est au départ. Et s’il est au départ, quelle que soit la jouissance atteinte par le désir, elle sera toujours limitée puisqu’il y a un manque de départ. C’est très important parce que du coup, il est inutile de chercher ce qui pourrait correspondre à une pleine satisfaction puisqu’elle sera toujours frappée d’un manque. Pour Freud, l’institution de la loi, est la voie qui donnera un accès mesuré à des désirs tempérés et normaux. Il faut cette limite symbolique, cela peut vous surprendre, il faut cette limite symbolique parce qu’il y a quelque chose dans le désir qui excède la limite, quelque chose qui pousse à la démesure.
Aujourd’hui, les références symboliques vacillent et la limite de nature symbolique n’a plus la primauté, disons culturelle et sociale et du coup, elle n’est plus efficiente. Mais nous avons dit qu’il faut une limite pour qu’il y ait un désir et son franchissement pour qu’il y ait une jouissance possible. Alors si la limite symbolique ne vaut plus, ce seront d’autres limites qui vont valoir, les circonstances culturelles, sociales, politiques, religieuses, ou les limites des possibilités du corps. Ce seront elles qui vont prévaloir mais j’insiste sur ce point, elles ne seront plus de nature symbolique, elles vont être de nature imaginaire ou réelle. Cela n’aura pas les mêmes conséquences pour l’économie psychique du sujet.
Si le désir qui a du poids dans la vie non seulement psychique mais dans notre vie en général est un désir Autre, pour autant, il n’est pas identifiable en tant que tel. Il ne peut pas se saisir. Nous ne pouvons saisir que ses manifestations. Nous ne pouvons pas le saisir en tant que tel. On ne peut le saisir que dans ses manifestations, manifestations qui seront à déchiffrer, et ce sera le travail de la psychanalyse.
Le désir se manifeste particulièrement dans le rêve et dans les symptômes. Vous savez que dans son livre de la Traumdeutung Freud avance la thèse que le rêve est un accomplissement de désir. Il lie directement le rêve au désir.
Et puis il y a le symptôme. Le symptôme où le désir peut aussi se manifester. Ça c’est un point qui peut vous surprendre mais dans le symptôme le désir peut tout à fait se manifester. Je disais donc que la mise en place d’une limite qui n’est plus cette fois-ci symbolique mais imaginaire ou réelle aura des conséquences sur les éventuels symptômes, comme d’ailleurs tout symptôme de défense qui est défense contre une limite.
Et ce point va nous éclairer pour déchiffrer les nouvelles manifestations de notre clinique contemporaine. Pour commencer je vais indiquer quelques grands points, le temps étant compté, je vais simplement indiquer quelques notions de la clinique d’aujourd’hui que je pense importantes. Il y a des phénomènes qui prennent beaucoup d’importance et celui qui apparaît phénoménologiquement directement lié à l’objet, c’est bien sûr l’addiction. Il y a aussi l’anorexie-boulimie puisqu’elle est aussi une addiction. Et puis il y a aussi aujourd’hui un rapport nouveau au traumatisme.
D’un point de vue phénoménologique, nous constatons qu’il s’agit de la question du rapport du sujet à l’objet, c’est manifeste dans l’addiction ou l’anorexie-boulimie, mais c’est moins visible en ce qui concerne le traumatisme. De façon un peu assez massive, nous pourrions dire qu’il y a quelque chose aujourd’hui qui modifie de façon importante notre rapport à l’objet.
Et je vais insister sur un point, celui des manifestations de la science, les manifestations de la science qui modifient considérablement notre rapport à l’objet. Aujourd’hui, la science avec ses effets technologiques nous propose une profusion d’objets et nous en propose sans cesse de nouveaux. Des objets désirables en tant que tels mais ce sont des objets qui n’ont pas le même statut que celui que nous appelons l’objet perdu puisqu’ils sont au contraire réels. Ce sont des objets qui peuvent aussi causer un désir mais cette fois-ci c’est un objet qui à la différence bien sûr de l’objet perdu est un objet identifié, ce n’est plus un substitut signifiant de l’objet perdu. C’est un objet qui se trouve cette fois-ci dans la réalité.
Et puis, se conjoignent aux effets de la science les effets de l’économie libérale mondialisée. L’économie libérale qui néglige pour le moins, le sujet du désir inconscient au profit d’un individu consommateur. Le sujet se réduisant d’une certaine façon à l’individu consommateur. Il faut que la machine tourne. Ce qui est valorisé dans ces conditions, est l’objet à consommer. Eh bien- sûr tout ceci a des effets sur la subjectivité. Une subjectivité qui va manifester ses difficultés dans de nouveaux symptômes. Nous pouvons déjà entrevoir pourquoi l’addiction a une place si importante dans la clinique d’aujourd’hui. C’est au point d’ailleurs qu’elle devient, on va dire presque une norme de notre fonctionnement psychique, qu’elle devient un mode généralisé de fonctionnement psychique mais qui n’est pas forcément pathologique. Nous avions fait des journées d’études à Lyon où nous nous étions posé cette question : est-ce qu’aujourd’hui l’addiction n’est pas devenue une nouvelle norme psychique ? Nous sommes par exemple presque tous addicts à notre portable. C’est-à-dire que quand notre portable nous manque, nous pourrions considérer spontanément que, puisque d’habitude on ne peut pas s’en passer, c’est plutôt pas mal qu’il nous manque, voilà on va en profiter. Le manque permet une coupure avec cet objet omniprésent. Et bien, vous pouvez constater que le manque, que ce manque le plus souvent est un manque qui devient totalement impérieux. C’est un manque qui devient tyrannique. C’est un manque qui va causer un désir mais davantage sur le mode d’un besoin, d’un besoin impérieux d’un objet adéquat à la satisfaction. Et de plus comme étant le seul à être adéquat à la satisfaction. Et bien sûr puisque cet objet est identifié, qu’il existe, cela sera d’autant plus tyrannique puisque tout substitut cette fois-ci ne fera pas l’affaire. Il faudra réellement l’objet. Le problème qui va surgir alors est que la limite, qui sera instituée puisqu’il faut une limite pour causer de nouveau le désir, sera imaginaire ou réelle. Et si elle est efficace elle ne le sera donc que sur le moment et sera toujours à rétablir puisqu’elle n’est pas inscrite de façon symbolique, c’est-à-dire qu’il faudra qu’elle soit présente pour être efficace. Le propre d’une loi symbolique c’est qu’elle n’a pas besoin d’être présente pour être efficace. L’interdit de l’inceste est passé dans le Code pénal mais avant cela la loi de l’interdit de l’inceste n’avait pas besoin d’être présente culturellement, socialement, pour être efficace.
Nous pourrions lire de la même façon l’anorexie-boulimie qui répond à une loi du tout ou rien, c’est encore une affaire de présence ou d’absence, comme pour l’addiction, présence ou absence de l’objet dans la réalité. Lacan disait que l’anorexie mange le rien mais le rien comme objet. Elle mange réellement le rien. Ce n’est pas le rien comme un signifiant. Quand le rien est un signifiant nous disons que cet enfant ne mange rien, qu’il n’a rien mangé, alors qu’il a mangé, c’est un signifiant. L’anorexique mange le rien, le rien comme un objet et un objet réel. On l’entend tout autant avec la boulimie qui elle peut vider le placard. C’est-à-dire que tout fera l’affaire, tout sera ingurgité. C’est souvent le propre de la boulimie. Elle vide le placard, elle vide réellement le placard, elle mange tout et précipitamment. Donc, l’objet n’est plus symbolique, c’est un objet qui est dans la réalité.
Cette clinique dont je vous parle très rapidement, ces quelques traits cliniques, c’est la clinique de la toxicomanie au sens où aujourd’hui elle concerne beaucoup plus de personnes, disons que les vrais toxicomanes. Ce n’est pas un très bon terme, mais c’est pour faire entendre qu’il s’agit d’une économie, où ce qui règle la jouissance est comme dans la toxicomanie réglée par la présence ou l’absence de l’objet.
J’évoquais aussi la question du traumatisme. Rapidement il y a bien-sûr les grandes circonstances tragiques qui sont traumatiques. Mais aujourd’hui, s’il y autant de structures médico psychologiques d’urgence puisqu’il y a une loi qui en a fait une obligation dans chaque département et dès qu’il y a quelque chose on envoie si c’est possible cette équipe. On pourrait considérer qu’il y a eu un abus à considérer trop facilement que les choses peuvent être traumatiques. Peut-être qu’il y a un abus mais je crois que cela correspond aussi à la clinique. Aujourd’hui effectivement, sans doute que des événements beaucoup moins importants que les grandes circonstances tragiques peuvent être traumatiques, peuvent être véritablement traumatiques. Et que même des circonstances habituelles comme l’entrée d’un enfant à l’école, la séparation d’un enfant avec sa mère, l’entrée d’un enfant à l’école à trois ans peut réellement être traumatique. Que nous savons, même si on ne va pas voir le traumatisme partout, que néanmoins aujourd’hui il y a à être attentif à ne pas seulement réserver le traumatisme aux grands évènements. Et l’attention sociale qui est donc portée légitimement au sujet traumatisé valorise d’une certaine façon le traumatisme. Elle valorise le traumatisme mais en lui-même, et là il ne s’agit plus de circonstances, c’est le traumatisme lui-même qui a du prix et du coup, on peut tout à fait entendre qu’il peut devenir source de jouissance. C’est-à-dire que ce qui va prévaloir pour le sujet, c’est le traumatisme comme un objet, comme un objet d’une possible jouissance.
Je vais terminer sur un point qui peut paraître dans un premier temps éloigné mais vous allez voir pourquoi je termine sur ce point, pourquoi je lui donne de l’importance. C’est-à-dire sur le point que ce qui va être méconnu quand le désir qui prévaut n’est plus le désir inconscient, c’est-à-dire n’est plus le désir Autre, que le désir ne prend plus sa racine comme le désir de l’Autre, donc du grand Autre mais comme le désir du petit autre. Ce qui va être méconnu, on le voit par exemple avec la question des gadgets, ce qui est méconnu, c’est le désir en tant qu’inconscient. Pour autant, ce désir reste actif puisque c’est une affaire de structure, nous sommes des êtres de langage. Pourquoi après tout ne pas accorder de l’importance à ce désir-là et ne plus se soucier du désir inconscient. Le problème est que si le désir inconscient est un désir de structure, même méconnu il reste toujours actif pour le sujet. Et il y en a un en particulier qui peut rester méconnu et néanmoins rester psychiquement très actif, c’est le désir de mort. Je disais qu’il y avait dans le désir lui-même quelque chose de l’ordre de la démesure, quelque chose qui peut excéder toute limite. La démesure, le hors limite c’est ce qui caractérise la jouissance et c’est ce qui fait que la jouissance a affaire avec la mort. Freud l’a pris en compte, il a pris en compte cette dimension du désir et vous savez qu’il a opposé à Éros, on va dire à la dimension du désir, il a opposé Thanatos. Il y a un désir de mort en tant qu’inconscient. Donc, un désir de mort inconscient chez le sujet mais qui en tant que tel, comme tout désir est inatteignable puisqu’il est inconscient. Cependant il va comme tous les désirs se manifester. On ne peut pas l’atteindre pour autant il va se manifester. Vous savez par exemple que quand Socrate est condamné à mort, qu’il pouvait tout à fait partir, qu’il pouvait s’enfuir, tous ses élèves, ses disciples, ses amis, ont organisé les choses en ce sens. On s’est toujours demandé pourquoi il va quand même affronter la mort. Socrate a cette remarque, il dit, pourquoi avoir peur de quelque chose que nous ne connaissons pas, il dit qu’après tout peut-être que c’est une bonne chose la mort. C’est un raisonnement tout à fait socratique, pour autant on peut dans ce fait de dire, pourquoi avoir peur de la mort après tout c’est peut-être une bonne chose, on peut penser qu’il y avait quelque chose chez Socrate d’un désir de mort qui là se manifeste d’une certaine façon. Et le point sur lequel je voudrais insister, c’est que ce désir de mort peut se manifester dans un événement central de notre économie psychique qui est celui de la répétition. La clinique nous montre qu’il y a ce phénomène étrange que ce que nous répétons le plus souvent, ce sont nos échecs. Cela est cliniquement vérifié, vous pouvez le vérifier dans votre vie, mais ça se vérifie en tous cas cliniquement. On répète, et en plus on répète nos échecs quelle que soit notre expérience. C’est quand même un truc un peu étrange. On pourrait penser quand même qu’avec l’expérience, on répèterait quand même de temps en temps nos succès. Et il y a ce phénomène étrange que nous répétons le plus souvent nos échecs. Et il n’est pas inutile pour le sujet qui est aux prises avec cette répétition, avec la répétition de ses propres échecs, il n’est pas inutile qu’il sache que cela peut concerner et même si cela peut vous surprendre, que cela peut concerner son propre désir, mais ce désir bien sûr en tant qu’inconscient donc inconnu.
Voilà, donc si aujourd’hui le désir qui prévaut n’est plus le désir inconscient, il est néanmoins important que le sujet qui dans son propre parcours aura affaire par exemple à une répétition d’échecs, ait quand même cet éclairage que cela peut aussi concerner son propre désir en tant que désir inconscient. Voilà, je m’arrête sur ce point.

 

Jean-Luc de Saint-Just : merci beaucoup Jean Luc Cacciali. Alors, beaucoup, beaucoup de choses. Donc, il y a-t-il des questions, des remarques, Cyrille tu veux ?
Cyrille Noirjean : merci beaucoup. Je ne sais pas. Si personne ne pose de questions. Bien sûr, il faut que soit quelqu’un d’autre qui y aille en premier.
Une auditrice : c’est toujours l’Autre.
Cyrille Noirjean : c’est toujours l’Autre. Peut-être juste. Je vais partir de la fin de ton propos, le plus présent en mon esprit pour l’instant. En t’écoutant à la fin. Je me demandais. Tu as fait, tu as posé la loi morale, la soumission à la loi morale et la jouissance face à face et du coup le renforcement de l’interdit. Et je me disais quand est-il ? : Ok pour la loi morale. Quand serait-il de la loi du désir ?
Dr. Jean-Luc Cacciali : j’ai pris cet exemple de la loi morale parce que bien évidemment on pourrait penser que puisqu’elle est morale, que quand même elle a un effet, et que s’y soumettre ça vous allégerait. Et bien si soumettre ça la renforce. J’ai pris cet exemple parce qu’on pourrait s’y attendre, puisqu’il y a la religion qui nous montre que plus vous êtes moral et plus les exigences morales seront présentes. Pour ce qui est de la loi et du désir dans le registre du symbolique, c’est ce que tu évoques, c’est ta question. C’est-ce que nous constatons de la même façon. Par exemple la clinique de l’obsessionnel nous montre que lui qui va être scrupuleux, soumis, très moral, ce qui n’empêchera pas qu’il fasse ses petites affaires un peu en douce, mais qui est donc très exigeant sur le plan moral, exigeant vis-à-vis de de l’Autre, qu’il peut à l’occasion tyranniser et tout aussi exigeant vis-à-vis de lui-même, et bien il y a ce truc que plus il est moral, et bien plus il a affaire à un surmoi féroce. Plus il se soumet, plus il est respectueux, et plus les exigences se renforcent.
A l’opposé pour ce qui est de la jouissance sans frein, vous entendez où nous pouvons la situer. Sade et la jouissance sans frein, vous savez, encore un petit effort… Le pervers est un missionnaire, Lacan disait « un missionnaire de la jouissance », il est moral à sa façon. Lacan a écrit un article Kant avec Sade, Kant, c’est l’impératif catégorique. Nous pourrions nous demander pourquoi y-a-t-il une morale, d’où çà vient le bien, le mal ? Il n’y a pas si longtemps, il y avait un numéro du magazine de philosophie, dont la couverture posait la question du Bien et du Mal, je ne sais plus si c’est tout à fait le titre mais comment préciser ces notions ? Vous savez que pour Kant, il y a un impératif catégorique qui est lié au sujet, quelque chose on va dire de moral, d’impératif, qui s’impose à tous. Et Lacan nous dit, mais Sade structuralement c’est le même commandement. Lui c’est un commandement à la jouissance, c’est un impératif catégorique de jouir. Kant avec Sade. Alors pourquoi un impératif catégorique de jouissance ? Parce que là encore il y a des obstacles. La clinique du pervers nous montre qu’il devra sans arrêt répéter, sans arrêt aller plus loin parce qu’il y aura toujours des obstacles à sa jouissance. Toujours quelque chose qui viendra faire frein à ce qui serait une jouissance accomplie, totale et entière.
Cyrille Noirjean : c’est parfait. Parce que tu citais Bataille, tu faisais référence pardon, à Bataille, à Georges Bataille, qui justement est à mon sens une figure. Il a écrit, il a théorisé ce qu’il en est de l’expérience limite, l’expérience des limites. Et qui est à mon sens est quand même une figure du XIXe siècle perdue au milieu du XXe siècle et qui vient tenter de faire surgir le sujet de l’inconscient. La tentative de Bataille, elle est de ce côté-là. Elle n’est pas moderne dans le sens de la Modernité, de la contemporanéité que tu as décrite. Mais en revanche, nous sommes en mai 2018 et certains s’occupent, j’en fais partie de quelques événements, 600 mois après mai 68 qui était quand même la manifestation publique de cette jouissance sans entrave puisque c’était l’un des slogans écrit sur les murs de la Sorbonne. Avec bien avant mai 68, c’est-à-dire dès 63 mais même avant, même quand Pauvert publie Sade en 56-57. Mais bon, disons donc dès le début des années 60, des intellectuels qui viennent manifester que on change de paradigme. Et que l’objet va maltraiter tout un chacun. Qu’en gros, il n’y a plus de prolétariat. Pour le dire dans la langue employée à cette époque là. Et que le combat à venir, il n’est plus le même. Donc, on voit bien comment cela s’inscrit dans l’histoire, dans l’histoire sociale ces questions-là, ces questions subjectives. Et donc si Bataille, mais là j’ai un petit doute, Bataille il meurt en 62 ou 72 ? il a vécu mai 68 ? je ne sais plus. Je ne pense pas parce que je saurais ce qu’il en a écrit. Et à mon avis il n’en aurait pas pensé beaucoup de bien. Mais, cette question, c’est la question qui nous occupe beaucoup à l’Ali en général. À savoir qu’est-ce que, si les nouvelles limites instituées, tu les as juste évoquées, elles sont imaginaires et réelles, mais peut-être, tu pourrais préciser un peu. Ces limites, elles ont quand même valeur de limite et comment peut-être elles peuvent être un appui pour révéler la structure inconsciente. Est-ce que tu as une lecture de ça ?
Dr. Jean-Luc Cacciali : oui, c’est une bonne question parce qu’effectivement pour l’exposé je les ai séparées pour faire entendre comme on pourrait lire la clinique d’aujourd’hui. Mais tu as raison, pour autant elles valent comme limites. Comme, j’ai été prudent, j’ai dit qu’elles n’avaient pas les mêmes conséquences. Pour autant, elles ont des conséquences et en particulier dans l’économie psychique, pour l’économie psychique du sujet. Mais la défense vis-à-vis de ces limites ne produit pas les mêmes symptômes. Quand Lacan aborde la question de la jouissance, la jouissance qui est hors sens, et de savoir comment elle se répartit ? Il prend ses appuis sur le droit. Le droit bien évidemment, c’est un discours. Mais on ne peut pas dire que ce soit une loi symbolique le droit. C’est une loi qui a quand même des effets réels puisqu’il a des moyens réels. Vous transgressez la loi, vous allez en prison, même si ça se module. Mais on est obligé de partir du droit pour avoir une idée de la répartition de la jouissance. Donc quelque chose qui n’est pas une loi symbolique pour nous, au sens où les lois du langage n’ont pas de moyens de police. C’est un discours le droit mais si on le prend comme un ensemble de lois, ce ne sont pas des lois symboliques, le symbolique pour la psychanalyse. Donc, je serais d’accord, en tout cas pour de ne pas les balayer d’un revers de main pour dire « c’était mieux, il faut ». On va se contenter de dire le fait qu’il n’y ait plus de loi symbolique qui prévaut, fait qu’on aura le plus souvent affaire à des limites imaginaires ou réelles. Il y a sans doute à aborder les choses dans un nouage des trois dimensions des limites mais le point sur lequel je voulais insister, est que la limite est toujours nécessaire. Ce que montre Lacan, il aimait Bataille, il est peut-être bien allé le chercher chez lui, ce qu’il nous montre, c’est que la loi et le désir sont liés. La loi est nécessaire au désir. C’est que l’on pourrait croire qu’elle vient seulement comme une entrave et mais ce que montre Bataille, c’est qu’il y a une dimension de transgression dans le désir. Il y a une dimension de démesure dans le désir.
Vous alliez dire quelque chose ?
Auditrice : c’était sur la question ce que vous ameniez sur le désir sans limite. Et avec cette histoire de Socrate et du désir de mort. Et en faisant écho à des jeunes patients qui peuvent être dans ce désir de mort et en nous disant çà, c’est-à-dire « j’ai peur de rien » et puis « je n’attends rien de la vie ». Donc, en quoi ce serait quelque chose de l’ordre du désir, ce désir de mort ? Et, ils passent à l’acte et de façon répétée.
Dr. Jean-Luc Cacciali : là, on va dire qu’il est manifeste. Voilà, ce qui fait que comme il est manifeste, on ne sait pas si on doit lui attribuer le poids du désir au sens où nous on considère le désir quand quelqu’un dit, autant mourir. Mais il est sûr que dans ce que l’on appelle les conduites à risque des jeunes, la mort est en jeu mais quand même évitée. La conduite, elle, est à risque mais c’est plutôt au mépris, on va dire, de la mort. Mais précisément, là on peut se demander si effectivement il n’y a pas quelque chose de l’ordre du désir de mort qui opère aussi dans ce fait des conduites à risque et de toujours plus rechercher la limite, les limites les plus extrêmes et de les franchir pour obtenir toujours plus de jouissance.
Une auditrice : est-ce que vraiment il existe des limites alors ?
Jean-Luc de Saint-Just : oui, réelles.
Une Auditrice : est ce que vraiment dans ces cas là, il existe des limites, dans cette répétition des conduites à risque qui peut au bout d’un moment être fatale non ? Et que çà peut aller très très loin. Est-ce que vraiment il y a des limites ?
Dr. Jean-Luc Cacciali : oui ça peut aller très loin mais il n’empêche qu’il y a quand même toujours une limite pour qu’il y ait une jouissance sinon ils mourraient tous directement. C’est dire qu’à la fois il y a quand même un recul de la limite mais en même temps la limite, elle est recherchée, il faut frôler la mort. Pour qu’il y ait une jouissance, il faut bien qu’il y ait cette conduite qui puisse franchir la limite, la seule véritable d’une certaine façon puisque radicale, c’est la mort.
Jean Luc de Saint-Just : Pour le coup c’est une limite réelle là ?
Annie Delannoy : pour moi, c’est une question çà, est ce que ce n’est pas une tentative quand même de tenter de l’instaurer la limite. C’est-à-dire pas d’en chercher une. Mais de faire en sorte qu’elle existe cette limite parce qu’elle n’y est pas du côté du symbolique.
Dr. Jean-Luc Cacciali : mais dans tous les cas, la loi est nécessaire au désir. Donc, elle est à instituer la loi. Il n’y aura pas de désir sans loi. Et il n’y aura pas de jouissance sans le saut de la limite. Donc, bien sûr qu’elle est à instituer. Pour le dire autrement, il faut établir ou rétablir le manque.
Annie Delannoy : oui mais à défaut qu’elle ne soit pas dans le registre symbolique, est-ce que c’est, voilà…une tentative d’instaurer une loi réelle.
Dr. Jean-Luc Cacciali : absolument donc je ne crois qu’on puisse dire qu’il n’y ait pas de limite. On s’aperçoit par exemple que les grands grimpeurs finissent souvent tragiquement mais pas forcément en montagne, il y a les accidents de voiture. On entend qu’il y a quelque chose de l’ordre de la limite qui est toujours repoussée. Mais je crois qu’on peut considérer qu’elle est repoussée. Et par contre je crois que quand vous dîtes sans limite, là la jouissance a à voir avec la mort. Et là c’est la dimension effectivement de la jouissance sans frein qui, bien sûr, fait qu’à un moment il y a un rapport avec la mort.
Stéphane Deluermoz : justement, est-ce que ce n’est pas parce que cette limite elle est réelle et imaginaire qu’elle ne procure pas de satisfaction. Tu parles de la mort. Quelle est l’incidence que les limites actuellement soient réelles, et imaginaires et plus symboliques sur la satisfaction. La limite réelle c’est Schumacher qui rentre dans un arbre. Voilà, c’est cette espèce de collapse comme ça. Donc où est la satisfaction dans ces limites réelles et imaginaires ?
Dr. Jean-Luc Cacciali : précisément, c’est pour cela que je disais que la satisfaction à la différence de la satisfaction symbolique c’est une satisfaction qui est toujours à recommencer puisque la satisfaction sera toujours insatisfaisante. Puisque ce qui sera recherché, c’est la pleine satisfaction. Donc, effectivement de repousser la limite.
Stéphane Deluermoz : jusqu’à l’extrême.
Dr. Jean-Luc Cacciali : on le voit dans l’économie psychique du toxicomane.
Stéphane Deluermoz : j’avais d’autres questions si je peux me permettre.
Georges Dru : ce terme de satisfaction même dans le registre du symbolique. Cette satisfaction, elle n’est que parcellaire, elle n’est que fugace. Elle est toujours à refaire. Là dans le registre du réel et de l’imaginaire, je comprends bien que là ça ne s’inscrit pas, en quelque sorte. Mais de toute façon ce terme de satisfaction, il est insaisissable.
Dr. Jean-Luc Cacciali : tout à fait, avec cette particularité que quand c’est dans le registre symbolique la satisfaction, elle est au départ. Elle est en tant que telle, donc une limite à la satisfaction qui est inscrite de façon symbolique. Ce qui fait que la recherche de satisfaction, c’était l’avis de Freud avec le meurtre, que le meurtre du père institue la loi, et que ça va modérer et tempérer les désirs. Parce qu’il y a une insatisfaction de départ qui est inscrite, quoi qu’il en soit la jouissance sera limitée. Donc effectivement on peut penser que ça va tempérer les ardeurs du sujet. C’est ça l’intérêt de la loi symbolique. Alors que quand c’est une limite imaginaire ou réelle, c’est une limite qui est de circonstance. Donc, on peut tout essayer puisque si ce sont les circonstances qui viennent limiter la satisfaction, on peut penser qu’en changeant les circonstances, on obtiendra enfin la satisfaction adéquate.
Stéphane Deluermoz : j’avais une double question. J’ai bien aimé ce que t’as dit sur la question du traumatisme. Mais est-ce qu’on n’a pas tendance aujourd’hui à considérer que tout est traumatique. C’est-à-dire qu’en fait il y a un rabattement du traumatique sur l’événement. C'est-à-dire, effectivement, s’il y a un événement qui se produit, et ce qui est important c’est l’évènement et après il fait ou non traumatisme. Mais actuellement on est en train effectivement dès qu’un événement se produit, dès que ça fait un peu effraction donc ça vient un peu bousculer, immédiatement on le rabat sur la question du traumatisme. Avec l’intervention des cellules d’urgence psychologique qui viennent immédiatement parce qu’il faut atténuer le traumatisme et du coup on évacue complètement la question de l’événement, comme quelque chose advienne se produit.
Dr. Jean-Luc Cacciali : tu as raison. Il y a peut-être un excès, on va voir le traumatisme, on va dire, cliniquement partout. Mais il y a aussi ce fait, ce que je voulais dire, c’est que si le traumatisme de ce fait-là, on le voit partout, le sujet lui-même va le reprendre comme pour lui-même c’est-à-dire que quelques soient les circonstances, il y a le traumatisme qui devient un objet. Il devient un objet, je vais vite, comme le portable.
Stéphane Deluermoz : j’ai mon traumatisme dans ma poche.
Dr. Jean-Luc Cacciali : on peut le dire
Jean-Luc de Saint-Just : c’est même un objet prescrit. Vous devez être traumatisé.
Dr. Jean-Luc Cacciali : du coup du fait des interventions, on peut en entendre l’excès. C’est qu’il est attendu, on va dire il est attendu socialement. Et donc on pourrait même dire que d’une certaine façon, il est prescrit puisqu’il est attendu. Et ça institue pour le sujet un certain type de rapport au traumatisme, on va dire qu’il soit cliniquement traumatisé ou pas. Mais il y a un rapport au traumatisme qui est d’en faire un objet, oui comme tu dis « je l’ai dans mon poche ».
Annie Delannoy : est ce qu’on ne pourrait pas dire parce que je suis ici pour que vous mettiez en avant la clinique du traumatisme, je me suis dit que c’était par rapport à l’histoire de la limite réelle. On pourrait le prendre sur ce bord-là, c’est-à-dire que rentrer à l’école maternelle, du coup c’est du Réel. Alors, moi quand vous parliez de çà, je me disais, mais ce qui va avec le traumatisme dans le discours social c’est le statut de la victime et il n’y a pas eu ce signifiant, du coup ma question de l’interrogation c’est çà, c’est me dire mais du coup ça vient aussi rabattre quelque chose dans le langage qui fait que çà vient dire quelque chose du côté de l’être. Se faire reconnaître comme victime comme le toxicomane se présente en disant je suis toxicomane.
Dr. Jean-Luc Cacciali : tout à fait, « je suis traumatisé ».
Annie Delannoy : et du coup quand je le me le dis par ce biais-là, j’entends plus la question du traumatisme comme un objet. Peut-être que je …
Dr. Jean-Luc Cacciali : oui mais, si vous voulez, « Je suis un toxicomane », c’est, j’ai affaire, mon problème, c’est le toxique, c’est l’objet toxique. « Je suis un traumatisé ». Mon problème, c’est le traumatisme. Je vais le prendre d’une autre façon, si vous voulez ce que je trouve, dans la clinique du traumatisme aujourd’hui, ça ce serait autre chose, une autre façon de prendre les choses. Mais si le désir inconscient a moins d’importance, que l’on n’y attache moins d’importance, dans le discours social d’aujourd’hui et dans le discours clinique. On va dire que par exemple tout ce qui est du comportementalisme ne se préoccupe pas du désir inconscient. Par exemple au niveau clinique, s’il ne prévaut pas ou même s’il est méconnu et si ce qui permet de mettre en place un désir comme inconscient, c’est le fantasme. C’est l’objet du fantasme qui permet de mettre en place un désir. Si le désir en tant qu’inconscient ne vaut plus. Ce qui ne vaudra plus c’est le fantasme lui-même. Et on peut donc penser à ce moment-là, que le traumatisme vient recouvrir l’objet du fantasme.
Jean-Luc de Saint-Just : c’est d’une certaine façon un retour à la découverte de Freud.
Dr. Jean-Luc Cacciali : alors, tout à fait.
Jean-Luc de Saint-Just : Bien oui, Freud, c’est ce qu’il découvre, c’est que le fantasme peut être traumatique.
Dr. Jean-Luc Cacciali : absolument.
Jean-Luc de Saint-Just : et on peut penser aujourd’hui que le traumatisme et la victimisation, c’est une façon de traiter notre désir inconscient dans notre culture, une façon de s’en défendre.
Dr. Jean-Luc Cacciali : je serais assez d’accord. Ce qui fait que parallèlement par exemple, l’hystérie au départ pour Freud, elle est comme tu le rappelles traumatique et l’hystérie traumatique a totalement disparu de la nosographie. Reste le traumatisme. Lacan, à un moment où il s’occupe de l’hystérie, tout au début de son parcours, il prend le cas clinique d’un analyste hongrois qui traite d’un cas d’hystérie traumatique chez un homme. Un chauffeur de bus qui se casse la figure en descendant de son bus et qui donc développe une hystérie traumatique. Il est sûr qu’aujourd’hui il n’en resterait que le traumatisme, il n’en resterait que le traumatisme comme tu le dis. L’hystérie traumatique plus personne ne se poserait la question. Pour autant, ça resterait quand même une hystérie traumatique, si c’est le cas. Mais en tout cas de la même façon qu’avec la névrose traumatique, elle a un peu disparu. Il reste le trauma mais la névrose traumatique a un peu disparu de la clinique.
Stéphane Deluermoz : j’aurais encore une autre question. C’est une question un peu délicate à propos de l’interdit de l’inceste. Effectivement qui est inscrit dans le Code pénal. Les psychanalystes n’étaient pas tellement d’accord avec cette inscription dans le Code pénal sur la raison que tu invoquais. C’est-à-dire qu’à partir du moment où la loi est inscrite, elle ouvre la possibilité de sa transgression et de la permission. Si c’est interdit, c’est permis. Ça amène dans cette opposition là. Qu’est-ce que cela veut dire le fait qu’on inscrit dans le Code pénal alors que jusqu’avant, jusqu’alors elle était incluse dans les lois du langage. C’est-à-dire dans la loi de l’échange symbolique et que cela fonctionnait comme ça. Et qu’il y ait une nécessité. Est-ce que c’est du déclin effectivement de la force de la fonction symbolique cette nécessité et quelles en sont les incidences finalement au niveau de l’inceste. Dans la mesure où effectivement est-ce que c’est parce que les gens parlent plus ou autre mais, on se rend compte que cela devient un phénomène absolument très important. Voilà, donc, le fait de l’inscription de quoi cela vient témoigner d’un côté et qu’est-ce que cela vient ouvrir en fait comme difficulté le fait que cela soit inscrit dans le Code pénal ? Et que ce soit plus de l’ordre symbolique.
Dr. Jean-Luc Cacciali : il y a le point que tu soulignes qui effectivement, çà inscrit la transgression mais d’une loi réelle et du coup la transgression, cela ne l’inscrit pas de la même façon. Quand je disais, c’est resté dans la culture le meurtre du père de la horde primitive, le mythe que reprend Freud. Le meurtre du père de la horde primitive comme incarnant la naissance de la loi. Ce qui est resté dans la culture : « il faut tuer le père ». Mais, il n’est jamais question de le tuer. Le sujet s’engueule avec son manager et puis finalement il prend une position ferme et dit : « enfin, j’ai tué le père ». C’est resté. Pour autant il n’est jamais question de tuer réellement son patron. Alors est-ce que cela fonctionne de façon symbolique ou pas d’avantage de façon imaginaire ? Par contre ce n’est que rarement évoqué à propos de son propre père parce que là tout de suite ça vacillerait pour le sujet. « J’ai tué le père » en parlant de son propre père, là le sujet commence à vaciller parce que précisément son désir va d’un seul coup être en jeu. Un désir qu’il méconnaît. Avec l’inceste, bien sûr tu as raison, il faudra le temps, mais les effets seront que ce sera plus un interdit symbolique qui vaut quelles que soient les circonstances mais que la loi pourra être transgressée. L’interdit pourra être transgressé.
Cyrille Noirjean : quand tu évoquais Lacan qui faisait référence au droit pour la loi, c’est le désir et la jouissance, c’est l’usufruit. C‘était une loi qui encore s’appuyait sur le symbolique. Aujourd’hui, la loi et d’ailleurs tous ceux qu’on nomme et qui doivent la faire cette loi se plaignent du fait notamment que l’on ne légifère plus on fait des catalogues de procédures. Donc on n‘est plus dans une loi susceptible d’être interprétée. On est dans une liste de choses à faire et à ne pas faire. Et du coup l’inceste entre dans les choses à ne pas faire.
Jean-Luc de Saint-Just : Jean Pierre Gasnier est très très éclairant, c’est un collègue de l’ALI qui est juriste à Marseille. Il est très éclairant sur cette question-là où justement, on voit bien comment depuis mai 68 on n’a jamais eu autant d’interdits. C’est incroyable la profusion d’interdits, on n’a plus rien le droit de faire.
Cyrille Noirjean : « il est interdit d’interdire ».
Jean-Luc de Saint-Just : voilà l’effet que par retour qu’il y a. Mais c’est un interdit qui n’a pas le même sens. Puisqu’on évoquait des jeunes qui cherchent des limites. Dès qui va y avoir un événement, il va y avoir un danger, ou justement une limite réelle qui va être rencontrée et bien on va poser mais toujours dans l’après coup, tout un tas de restrictions pour éviter. Donc, la loi arrive après l’événement. Alors que la loi symbolique dont tu parles, c’est celle qui précède justement. Et donc structurellement Ce n’est pas du tout la même opération.
Cyrille Noirjean : c’est aussi un effet du discours du capitaliste. Une loi comme çà permet à un grand nombre de gens de gagner très confortablement leur vie, et c’est un euphémisme parce qu’il n’y a plus à connaître la loi, il faut juste être en permanence à lire des tonnes et des tonnes de bouquins et qui permettent d’appliquer...
Jean-Luc de Saint-Just : c’est ce que disait Jean-Pierre, il y a même des logiciels maintenant qui vous permettent cela.
Dr. Jean-Luc Cacciali : le terme que tu as utilisé là en le reprenant à Lacan, c'est-à-dire que la jouissance pour le droit, il y a l’usufruit et que là déjà, c’est une particularité de..., c'est-à-dire que vous en avez l’usufruit, vous n’en n’êtes pas propriétaire, elle n’est pas à saisir, vous en avez l’usufruit. Alors que le petit déplacement, c’est effectivement de penser qu’on peut en être propriétaire, l’obtenir totalement. Oui je voulais juste pour terminer revenir à l’obsessionnel qui a l’intérêt de nous montrer, par rapport à la soumission à la loi que tu évoquais, à la loi qui est quand même symbolique, l’obsessionnel, on va dire que lui il est condamné à la jouissance. Eh bien, l’obsessionnel, il a très peu de plaisir dans sa vie. On ne peut pas dire qu’il profite de la vie l’obsessionnel.
Cyrille Noirjean : c’est un gai luron
Dr Jean-Luc Cacciali : on va le dire comme çà
Jean-Luc de Saint-Just : bien, et bien écoutez je vais vous proposer de profiter de votre soirée du moins de ce qu’il en reste, et on va devoir s’arrêter là parce qu’on est obligés de rendre les locaux. Et donc, je vous invite, ceux qui le souhaitent à pouvoir prolonger ces questions ou ces discussions du 26 juin.
Cyrille Noirjean : et le 23-24 l’Ali à Paris il y a des journées sur le traumatisme.
Jean-Luc de Saint-Just : merci Jean-Luc.