Jean-Luc de SAINT JUST : SADE contemporain, l’invention d’une écriture, d’un réel

SADE contemporain, l’invention d’une écriture, d’un réel ? Jean-Luc de Saint-Just

Dans son essai « Sade, Fourier, Loyola » (Roland Barthes, « Sade, Fourier, Loyola », Paris, Points, essais, Seuil, 1971), Roland Barthes démontre que l’invention de Sade ne réside pas dans le vulgaire du sadisme, mais dans la pratique d’une écriture qu’il mettra en œuvre tout au long de sa vie. Au terme d’une année de séminaire consacrée à l’écriture de Sade, ce texte est l’occasion de faire trace de ce qui a été interrogé, mis au travail, de cette nouvelle écriture.

Si cette écriture est bien une invention, en quoi a t-elle innové quelque chose de nouveau, peut-être pas uniquement dans la littérature, mais dans la culture, voire dans notre civilisation ? Plus encore, si une écriture nouvelle, comme le soutiendra Lacan à la fin de son enseignement, permet un nouveau réel, l’écriture de Sade aurait-elle inauguré, sûrement pas à elle seule, mais avec d’autres, un nouveau possible, datable dans l’histoire ?

Ces questions auxquelles nous avons tenté de répondre n’ont pas la prétention d’être conclusives vis-à-vis de cette dernière hypothèse, mais visent à localiser les caractéristiques de ce que serait cette écriture nouvelle dans l’œuvre de Sade comme dans ce qui spécifie certaines écritures qui organisent certains aspects de notre social contemporain.

Cela ne ferait pas de l’écriture dite sadienne l’origine ni la cause unique de discours ou de pratiques qui sont à l’œuvre dans notre culture, mais permettrait de rendre compte que cette écriture serait venue déplacer quelque chose dans réel. Sans ce déplacement que nous allons essayer de situer, il n’est pas sûr qu’un certain nombre de phénomènes, d’évènements dans notre culture, dans notre civilisation, aient seulement été possibles.

Cette hypothèse n’est pas nouvelle, et dans ma thèse de doctorat j’avais déjà soutenu que les écritures de Lacan dans le champ encore en friche de la jouissance n’avaient pas été sans effet sur le réel de notre culture. Il n’est pas nécessaire qu’une écriture qui serait nouvelle soit largement diffusée et reconnue pour avoir un effet de déplacement du réel. Cela la rend même sans doute plus opérante. Qu’elle suscite, même et surtout méconnue, rejet et indignation aurait même tendance à venir confirmer que ce déplacement relève bien de l’inacceptable, d’un réel indicible qui fait scandale à venir s’écrire.

Quel est le scandale qui valut au marquis de Sade une telle répression de son vivant et après sa mort, et ce quelque soit le régime, ancien, révolutionnaire, ou républicain ? Et en même temps qu’est-ce qui dans son œuvre a tellement marqué les esprits qu’il y a clairement dans notre culture un avant et un après Sade ? Pourtant, les pratiques criminelles et/ou sexuelles n’ont pas attendu le divin marquis pour exister, et à ma connaissance sur ce registre, dans ce qu’il a fait ou même écrit, il n’y a rien de bien nouveau, que de très connu, voire de commun dans les tortures et exactions pratiquées par des humains sur d’autres ? Alors pourquoi, après Sade, l’invention de ce nouveau signifiant, pour nommer quoi de nouveau ?

La référence à l’essai de Roland Barthes est précieuse pour tenter de répondre à ces questions. En particulier dans sa mise en continuité des œuvre de Sade, Fourier et Loyola. Il attribue à ces trois auteurs l’invention inédite dans leurs domaines de l’écriture d’un ordre subjectif et social à la fois programmatif, totalisant et utopiste. L’invention d’une écriture pour ces trois auteurs serait celle d’un système, d’une organisation, à la fois singulière et sociale. Il se fonde pour les mettre ainsi en continuité sur une analyse linguistique qui est essentiellement une analyse de contenu, thématique, où il localise une utilisation particulière du langage au service de leur projet. Les traits qu’il relève chez chacun de ces auteurs sont riches d’enseignements, justement sur ce qu’ils ont en commun de procéder à une torsion du langage pour en faire un système de signes dans un dispositif totalitaire.

Il est vrai qu’entre l’utopie de bonheur social de Fourier, l’ordre disciplinaire de Loyola, et la mise en scène de la jouissance de Sade, nous retrouvons de nombreux traits des logiques contemporaines à l’œuvre dans le discours qui organise notre social. En particulier, celui de l’infini, l’infini du défaut à l’image idéale qui est perpétué chez Loyola, l’infini du système pour lui-même de Fourier, et l’infini de la jouissance de l’Autre dans Sade.

Néanmoins, ils ne sont pas tout à fait assimilables du fait qu’ils ne relèvent non seulement pas du même projet, qu’ils ne s’appuient pas tout à fait sur les mêmes ressorts de torsion du langage, mais également que curieusement Roland Barthes met en lien l’écriture d’un livre pour Fourier et Loyola, avec en ce qui concerne Sade, l’œuvre d’un écrivain.

Cette distinction est de taille dans la mesure où s’il est manifeste que le livre de Fourier ou celui de Loyola n’est que le moyen d’un projet spirituel ou social, l’écriture sadienne est une fin en soi. Pour celui qui a eu l’occasion de lire, ne serait-ce que très partiellement les écrits de Sade, il est rapidement évident qu’il ne vise dans cette écriture aucune réalisation possible. Ne serait-ce par le fait qu’il est évident pour chacun que les victimes des crimes qu’il décrit ne survivraient pas au dixième de ce qu’il prévoit de leur faire subir. Il y a donc là pour Sade une écriture qui n’a pas comme visée de se réaliser, mais qui se réalise en s’écrivant (La question n’est pas de savoir si Sade avait cette volonté, ce vœu, mais de prendre acte que si son désir avait été de réaliser ces actions, ce qu’il a écrit, il s’y serait pris autrement. Il n’aurait sans doute rien écrit, encore moins publié, et il n’y aurait pas eu de Sade.)

Ce n’est pas du tout le même statut en ce qui concerne les deux autres auteurs. Le projet d’utopie sociale de Fourier se présente effectivement comme une utopie, mais aucun réel dans son écriture comporte son impossible. Il en est de même en ce qui concerne l’idéal spirituel de Loyola. Ce qui rejoindrait cette dimension de projet dans l’œuvre de Sade serait « La philosophie dans le boudoir » et en particulier la partie intitulée « Français encore un effort si vous voulez être républicains » (Sade, « La philosophie dans le boudoir », Paris, Folio, Gallimard, 1976, in Cinquième dialogue, p.187 à 252). Cependant, le projet d’organisation sociale que Sade propose relève comme son titre l’indique d’une invitation à prolonger un mouvement déjà en marche, qu’il n’a pas initié, mais auquel il adhère. Ce qu’il propose ce n’est rien d’autre que de pousser un peu plus loin la logique révolutionnaire, du côté d’une jouissance sans entrave garantie par l’Etat, dont on sait qu’elle fut en partie effectivement ce qui en a constitué l’un de ses prolongements contemporains.

Là encore, je soutiendrais que la proposition sadienne est d’avantage une proposition d’écriture logique, d’écrire ce qui pourrait être le prolongement de ce mouvement social qu’il vit à son époque où il trouve un support possible à ses constructions, mais il est à noter qu’il s’était assez bien accommodé de l’ordre social précédent pour son projet d’écriture. Le projet de société que Sade décrit dans ce chapitre ne constitue donc aucunement l’objet de l’écriture sadienne, mais un support, un des moyens de se faire lire. C’est fondamentalement diffèrent pour Fourier et Loyola, puisque pour eux l’écriture de leur livre qui n’est qu’un moyen.

Cette distinction faite parmi ces trois auteurs, cela permettrait de situer l’œuvre de Sade comme la seule relevant strictement de l’invention d’une écriture en tant que telle, en tant que finalité, objet visé, et non comme moyen. Sans que pour autan, pour le moment, nous n’ayons situé encore précisément ce qu’en tant qu’écriture elle aurait d’inédit, toujours en référence à ce qu’en analyse Roland Barthes.

Au-delà de ce qui spécifie les traits caractéristiques des scènes sadiennes que Roland Barthes qualifie à juste titre de scènes de crime, puisqu’il est manifeste que l’objet de Sade n’est pas tant l’érotisme que le crime, les remarques concernant chaque thématique de ces scènes sadiennes permettent de dégager une structure qui serait spécifique à son écriture.

La praxis et la jouissance sadienne sont une pratique textuelle fondée sur la rationalité comptable du crime. Sade écrit la rationalisation du crime dans une langue qui n’est plus une langue parlée, dialoguée, mais programmative où tout ce qui a été dit doit être fait (dans l’écriture, puisque c’est une jouissance de l’écriture).

Sade rationnalise l’effacement de la limite en tant que limite, pas seulement symbolique ou imaginaire, mais aussi réelle. Pour ce faire, il évacue le discontinu du discours en mettant en continuité dans le crime à la fois Eros et Thanatos. Ce qu’il inaugure c’est ce passage du « ou » au « et ». Il n’écrit pas Eros ou Thanatos, mais « et ». Ce qui a cet effet très repérable dans son écriture qu’à ce moment là Eros est Thanatos. Ce n’est donc pas le désir et le sexe qui sont mobilisés dans cette écriture, mais bien la jouissance du crime. Le crime s’écrit en sérié, planifié, organisé, pleinement rationnalisé. Roland Barthes fait remarquer que l’écriture de Sade ne laisse aucune place à la fantaisie, à l’initiative ou à la surprise. Tout s’y passe comme cela a été prescrit à la lettre.

Cette mise en continuité passe également dans l’écriture de Sade par une écriture particulière de l’objet, en tant que cet objet est dans la scène sadienne tous les objets à la fois. Sade n’écrit pas le viol, ou le meurtre, ou l’inceste, ou la sodomie, ou l’infanticide, ou etc., mais il écrit tous ces objets de jouissance à la fois. L’invention de l’écriture sadienne est celle de l’écriture de la jouissance d’un objet qui est la somme de tous les objets de jouissance. La machinerie sadienne ne détruit pas les codes de la langue, ni du langage, il les défigure comme le dit Roland Barthes par une abolition scrupuleuse de la fonction même du référent.

Sade n’écrit pas un rapport à l’objet qui soit seulement positivé, dans cette écriture métonymique c’est le référent même de l’objet, le un de l’objet qu’il abolit dans sa différence distinctive d’avec les autres objets du corps et de la langue. Sans modifier la langue, ni le sens des mots, il invente une nouvelle grammaire narrative, une nouvelle pratique langagière dans laquelle le référent de l’objet/sujet ne fait plus distinction de cet objet/sujet, ne fait plus limite à sa mise en continuité. La fille est en même temps la femme et la sœur.

Son écriture est une procédure rationnelle sans référent d’objet, ni de temps. Le temps n’arrange ni ne dérange rien, il répète et ramène à la même chose, c’est un éternel recommencement qui a souvent été qualifié d’ennuyeux. Ce que Sade inaugure dans son écriture n’est ni le matricide, l’inceste ou le meurtre, c’est la programmation d’une combinatoire métonymique qui réalise le tout sans distinction. La diffraction du sujet se substitue à sa dissolution comme multitude des objets partiels découpés dans le corps.

La pulsion ou la jouissance ne sont pas orientés par un Un. Dans l’écriture sadienne, il n’y a aucune mythologie de la virilité ou de la fonction phallique. Il n’y a pas seulement transgression d’une loi, mais transgression de toutes les lois en même temps, dans une mise en série et une condensation de tous les objets dans une seule scène. D’une certaine façon tous les objets du corps, comme tous les objets/sujets sont homonymes dans la métonymie.

Cela établit un discours hors sens, sans métaphore, qui résiste à toute tentative de signification, l’écriture de Sade ne veut rien dire, ne signifie rien, ne porte aucun message. Si sens ou message lui est attribué c’est le lecteur qui le rajoute, mais ce n’est pas contenu dans l’écriture sadienne elle-même.

Roland Barthes parle de « chimie nouvelle du texte » dont la formule pourrait s’écrire ainsi, non pas A n’est pas égal à A, non pas seulement A est égal à A, mais A est égal à A, à B, à C, à D, à F, etc. En cela, l’écriture de Sade réalise l’idéal révolutionnaire de la république démocratique où chaque sujet est égal à lui même et aux autres dans sa réalisation comme objet de la jouissance. C’est même logiquement et mathématiquement plus que l’égalité, c’est ce qu’on appelle la parité, c’est-à-dire en mathématique la stricte équivalence symétrique des objets, des sujets. C’est en cela qu’assez logiquement il se trouve amené à inviter les révolutionnaires français à aller jusqu’à cette conséquence absolue et méconnue de leur propre logique.

Celui qui ordonne dans l’énoncé sadien ne se soutient d’aucune énonciation. S’il y a quelqu’un qui parle, qui dit, qui énonce la trame de la perspective à réaliser, ce n’est qu’en tant qu’ordonnateur et ordinateur d’une pure écriture, sans énonciation, sans lecture, sans signification d’aucune sorte. Comme le conclut Roland Barthes : « le sadisme ne serait que le contenu grossier (vulgaire) du texte sadien. » (...) « une langue absolument nouvelle, la mutation inouïe, appelée à subvertir (non pas inverser, mais plutôt fragmenter, pulvériser) le sens même de la jouissance. »

Ces quelques éléments des coordonnées de ce qui spécifierait l’innovation de l’écriture sadienne ont été déduits de l’analyse linguistique proposée par Roland Barthes. Même si ce n’est pas tout à fait ainsi qu’il en rend compte dans un enthousiasme non dissimulé pour cette œuvre d’écriture, il en reste néanmoins que c’est ce qui peut se déduire d’une lecture précise, quoique finalement assez classique, qu’il fait de l’œuvre de Sade.

Cependant, cela reste en quelque sorte une lecture au second degré de cette écriture sadienne qui peut être utilement complétés par une lecture plus directe de certains de ses textes. Ne serait-ce que pour mettre à l’épreuve cette lecture dans une perspective d’analyse de son rapport à l’écriture toute différente. C’est aussi à partir de cette mise en perspective que certaines des avancées précédentes quant à l’écriture sadienne prendront leur sens, trouveront certains de leurs fondements.

Dans ce séminaire, nous avions envisagé, entre autres, de mettre à l’étude deux textes de Sade à la fois très différents et contemporains dans son histoire : un extrait de ses notes sur rouleau continu des cent vingt journées de Sodome (la « passion » 128 bis de la quatrième partie, « les cent cinquante passions meurtrières, ou de quatrième classe, composant vingt-huit journées de février... ») et certaines des lettres rédigée à la même époque qu’il a adressé à sa femme entre le 5 octobre 1778 et le 20 février 1781. (Sade, « Les cent vingt journées de Sodome », in Œuvres complètes, Tome premier, Pauvert, Paris, 1986 & Sade, « Lettres à sa femme », Babel, Paris, 1997)

Ce qui est surprenant à la lecture de ces deux types d’écriture c’est qu’au-delà de leurs natures fondamentalement différentes, entre des notes de récits d’horreurs fantastiques (il a déjà été explicité la raison de ce qualificatif de fantastique) et une correspondance pas vraiment privée et à plus d’un titre, entre un détenu et son épouse, se dégage une impression nette, immédiatement évidente, qu’ils n’ont pas été écrites par la même personne. Entre le narrateur froid, descriptif, comptable, des cent vingt journées de Sodome, et le mari éploré, plaignant, débordé par ses émotions, suppliant, se sentant de toutes parts persécuté (peut-être pas sans raisons d’ailleurs), mais bien au-delà de la rationalité commune.

Bien entendu, ces deux textes n’ont pas la même visée, la même adresse, ne sont pas aboutis dans leur rédaction de la même façon, ne relèvent pas des mêmes objets, ne portent pas sur les mêmes contenus, mais font pour autant entendre une apparente distinction de place, voire de nature de l’écrivain. Cela renforce d’autant plus la perspective qui consiste à prendre l’œuvre de Sade comme une réelle œuvre d’écrivain, l’écrivain d’un réel.  Cela dit, ne faudrait-il pas y lire aussi deux faces de Sade, et dans une lecture un peu convenue l’effet d’un clivage pervers entre deux faces qui se méconnaitraient radicalement l’une et l’autre, qui se spécifieraient par ce qui est le plus manifestement apparent, le déni de Sade ?

Qu’est-ce qui serait articulable entre la liste continue des exactions des cent vingt journées et les jérémiades d’un prisonnier privé de toute possibilité de satisfactions sexuelles, dont la situation sur cet aspect pour un libertin soit disant de sa trempe n’est jamais évoquée. Il ne semble pas que sa correspondance fasse référence, y compris de façon sous entendue, à une jouissance d’une autre nature que purement littéraire, d’autres plaisirs que ceux de lire et d’écrire. A priori, bel et bien privé de sexualité, mais aussi de toute autre forme de jouissance sexuelle, il ne fait nullement entendre que cette situation constituerait pour lui un manque insupportable, qu’il serait aux prises avec des pulsions irrépressibles, ni même qu’il en soit réduit à une recours substitutif à un onanisme effréné. Bref, pour le dire un peu autrement, pas sûr que le marquis de Sade puisse être qualifié de « sexe addict ».

Cette remarque très phénoménologique n’a d’autre fonction que de permettre de déplacer un peu les choses, puisque dans cette correspondance il dit tout autre chose, il dit son addiction aux femmes. Il se dit libertin ! Cependant, ne serait-ce pas là ce qui fait écran, c’est-à-dire évidence, chez cet homme qualifié d’obsédé pervers, à la question du destin de ce qui pourrait s’identifier comme ses pulsions, dont il ne fait aucunement état dans son courrier, ni vis-à-vis de son épouse, ni vis-à-vis de tout autre objet féminin ? N’est-ce pas dans sa seule activité d’écriture que se trouve condensée, dans l’existence de cet homme qui passa la plus grande partie de sa vie incarcéré, l’essentiel de sa libido ? Celle entre autre des cent vingt journées, mais également dans sa correspondance. Cela rejoindrait cette hypothèse déjà émise, que cette activité d’écriture n’est pas tant pour Sade un moyen de sublimation d’une pratique sexuelle, que l’objet même de sa jouissance. Certes, ses lettres étaient lues et manifestement censurées, mais il est étonnant qu’un écrivain aussi audacieux n’ait pas su faire entendre quelques jouissances autres que celles constantes de sa victimisation, soumis aux caprices de l’Autre (presque toujours une femme). C’est un Sade plus Justine que Juliette qu’il donne à lire dans cette correspondance.

S’il est tenable de dire que les cent vingt journées ne relèvent pas tant d’une sublimation, elles ont néanmoins clairement le statut de l’écriture d’un fantasme dont il semble possible de dire que c’est aussi un fantasme d’écriture. Sade quelles que soient les périodes et les conditions de son existence passera sa vie à écrire. Les cent vingt journées ont les traits et l’articulation grammaticale que Lacan avait mis en évidence dans son texte, « Kant avec Sade » (Jacques Lacan, « Kant avec Sade » in « Ecrits », Paris, Seuil, 1966, p.765 à 790), où il décrit la spécificité du fantasme Sade. Celui d’une volonté qui ordonne un certain rapport à l’objet.

Au-delà de ce qui en a été dit, il y a dans les notes des cent vingt journées cette autre question qui concerne, nous y revenons, le statut de l’objet. Dans ces notes continues et ce n’en est pas la moindre des caractéristiques, le continu, l’objet est continuellement, toujours, comme le situait Roland Barthes, un objet partiel mis en série avec une liste infinie d’autres objets, bouts de corps et plus encore corps morcelés, découpés par le signifiant, le lexique de l’anatomie. Chirurgie méticuleuse qui consiste à opérer une fragmentation du corps de l’autre qui n’est pris comme objet que par morceau, jamais en totalité. Le corps de l’autre comme un est le plus souvent idéalisé et se maintient en vie de façon totalement clivée et irréaliste, comme si ce découpage par morceau n’avait que peu d’effet de conséquence, était étranger, à cet autre, encore pris comme sujet. La transformation de l’autre comme objet est conditionnée par cette fragmentation de son corps, sans que pour autant cela annihile totalement sa dimension subjective, cela n’inverse pas le statut, cela le clive par cette opération de morcellement. (Rappelons que la visée ultime de la philosophie Sadienne est celle d’une disparition, d’une aphanisis du sujet.) Ce qui vient également mettre en évidence, ce que les médecins rencontrent dans leur expérience, que l’anatomie est bien une découpe du corps par le signifiant et que cela ne renvoie aucunement à un corps dit naturel. Le clivage dont témoigne Sade est un clivage assez commun des pratiques médicales, où le soignant clive l’objet partiel qui mobilise son activité et transforme le sujet en objet de soin, sans que pour autant le sujet puisse en être totalement transformé dans cette opération.

Ce qui se distingue dans l’écriture de Sade, c’est une découpe de l’objet sans objet élu, sans un objet qui serait érigé au statut d’objet magnifié se détachant de l’ensemble, faisant exception, comme dans le fétichisme par exemple. Un objet qui serait susceptible de localiser un point fixe, voire un point d’arrêt. Même la mort, par ailleurs repoussée toujours plus loin, ne fait aucunement point d’arrêt à la jouissance. Il n’y a pas d’objet petit a dans cette perversion polymorphe, et Sade s’efforce par ces opérations, par cette combinatoire, à éviter absolument l’émergence d’un objet qui serait distinct, élu. Pour ce faire, l’infinie mise en série des objets du corps, comme des victimes, est absolument nécessaire à son écriture, et en constitue en même temps l’aspect ennuyeux, terriblement répétitif. Son écriture n’a d’autre finalité que cette répétition sans sens, sans signification. La signification nécessiterait un point d’arrêt, une ponctuation, qui est toujours évité. Il n’y a pas de sens à l’histoire de Justine, ni à celle de Juliette, que la répétition des exactions.

Le report de la décharge et donc de la détumescence, comme de la mort des victimes, ayant cette fonction, comme le rappelle Lacan, d’effacer toute limite même réelle pour ne venir l’inscrire que dans la série des autres exactions et victimes, cela ne s’arrête pas. Pas d’objet magnifié se détachant de l’ensemble de l’Autre, y créant alors un manque, pas de place d’exception dans la description, ni en tant que tiers, ni en tant qu’objet qui serait au centre d’un désir.

A lire ce texte, ces notes plutôt, la perversion qui est attribuée à Sade, il faut bien lui reconnaitre ce caractère de polymorphie. Polymorphie qui atteste que celle-ci ne relève pas d’une jouissance phallique, celle de l’Un qui est une jouissance de la limite, de sa transgression tout aussi bien, mais qui n’efface pas la limite. Le lecteur attentif de cette œuvre, quand elle ne lui tombe pas des mains, peut réaliser que le sadisme de Sade est une écriture continue, (Le conte, le compte et le continue sont ici condensés dans la même propriété de cette écriture.)

 sans limite, mais surtout sans fin, sans finalité. Il le souligne lui-même et ce n’est pas sans importance quand il le rappelle dans sa correspondance.

C’est une écriture qui est pour le moins particulière, puisqu’elle opère dans le registre d’une perversion polymorphe qui vise très clairement à évacuer par ce procédé, non pas seulement l’instance, le représentant de la représentation, mais plus loin encore la fonction phallique elle-même. D’où son invitation déjà citée, et peut-être aujourd’hui en partie réalisée, « Français encore un effort... ».

Ce qui organise la structure de cette écriture dans ces notes, mais aussi dans l’ensemble des textes sadiens, même recouverts de proses, c’est cette chaine continue et donc sans fin dans une « lalangue » non ponctuée, ou plus précisément sans point.

Cela relève d’une jouissance qui ne serait pas Autre, puisque l’Autre n’est pas sans l’Un, mais de l’Autre en tant que chaine infinie de signes, comme d’objets partiels du et des corps. Une exécution sans faille des caprices anatomiques dictés par l’Autre, exécution de procédures comptables à la lettre, sans manque, sans ratage, sans tiers qui viendraient faire manquer ou rater cette exécution. Personne pour dire non! Pour s’opposer ou refuser, ou même simplement ne pas pouvoir. C’est l’obéissance parfaite aux commandements acéphales non pas d’un Un d’exception, mais de l’Autre en tant qu’il est autant l’Autre de d’écriture épurée que l’Autre du corps. C’est ce que Sade invente, l’écriture d’une procédure, d’un programme sans faille et sans ratage ordonné par cette fragmentation de l’objet à l’infini.

Si cette lecture dans la continuité de celle issue des analyses de Roland Barthes, se tient, alors que nous apprendrait de plus la correspondance de Sade ? Que font entendre ces lettres de Sade en distinguant peut-être parmi celles-ci celle du 20 février 1781, plus longue, et qui n’a pas peut-être tout à fait le même statut que les autres. L’écrivain des tourments de l’autre y écrit cette fois les tourments qu’il subit de l’autre, et n’a de cesse de tourmenter cet autre, son interlocutrice, sa lectrice, sa femme à qui il adresse ses lettres.

Ceci pour faire entendre que cette écriture relève de renversements permanents des places de sujet et d’objet. Comme nous l’avons vu, ce systématisme symétrique relève d’un simple jeu d’écriture et de non localisation de la lettre dans cette écriture.

Là encore, il y un premier niveau de lecture possible, celui d’un homme profondément malhonnête et manipulateur, qui ne cesse de dénier sa responsabilité, banalise ses actes. Il y a même dans l’argumentation des similitudes avec des affaires de mœurs très récentes et fortement médiatisées. Cela dit, si l’on vise une lecture rigoureuse et enseignante de cette correspondance, cette première lecture est loin d’être suffisante. Car il s’agit pour nous analystes de prendre en compte que le déni et/ou le mensonge sont le plus souvent, comme l’a découvert Freud, la voie la plus directe vers le vrai.

De quoi se plaint sans discontinuité le marquis de Sade dans sa détention et auprès de son épouse, qu’il traite de méchante, qu’il insulte et lui fait constamment des reproches ? « Votre surcroît de méchanceté et de mensonge » écrit-il. En fait, il y a quand même un systématisme symétrique dans la répétition descriptive d’un schéma, d’un scénario, qui est toujours immanquablement le même.

Ce qui obsède Sade dans cette correspondance avec sa femme c’est de faire la liste des exactions de ceux qui le persécutent, le tourmentent du simple fait de leurs caprices, qui abusent du moindre de leur pouvoir pour, et c’est justement l’objet de son tourment, lui dissimuler quelque chose, quelque message équivoque. Il est sans cesse en quête de signification. Entre autres, de celui qu’il appelle le gribouilleur. Ce qu’il ne supporte pas c’est que quelque chose fasse trace d’un effacement, que soit effacé le signe d’une signification toujours cachée. Il préférerait qu’il n’y ait aucune trace, mais tout fait signe pour lui de cet effacement qui le tourmente. C’est cette trace et la dimension de l’équivoque possible, d’un message derrière le message qui le tourmente. Il ne cesse de demander : « que signifie ? »

Ce que Sade ne supporte pas c’est l’énigme de l’Autre, ce qui ne fait pas signe, ce qui ne fait pas sens plein : « vous ne cherchez qu’à me tourner l’esprit », « vous aigrissez mon caractère et me rendez mille fois pis que je n’ai jamais été ». Ce que Sade ne supporte pas c’est la faille dans l’Autre, qu’une lettre chute, alors il ne cesse de compter et de recompter.

« J’aurais donc passé ma vie à compter » avoue-t-il, à entendre dans son équivoque. Pris qu’il est dans ses calculs sans fin où il ne s’en sort pas avec les divisions, plus précisément avec la division sans fin du Un, l’infini des nombres réels entre le 0 et le 1. Ce qui va avoir pour effet que la moindre coupure, le moindre gribouillage, mais aussi la moindre équivoque ou le moindre fait qui ouvre à une possible interprétation (les rideaux de sa cellule par exemple) fait signe, présentifie l’absence de la lettre qui le persécute. Il est sans cesse l’objet des caprices et des tortures de l’Autre dont la figure première est sa femme comme instrument de sa propre mère, la belle mère de Sade. Cette dernière le torture d’espoirs déçus, d’une constante attente d’une réponse aimante venant de l’Autre maternel irrémédiablement déçue. Il supplie sa femme en tant qu’instrument, mais aussi traductrice de ce qui se passe au lieu de cette place de l’Autre, de s’expliquer, « dites, dites le donc tout d’un coup, sans tortiller. Ce sont vos éternelles phrases ! Il s’en faut bien qu’elles servent ma tranquillité ».

Le rêve récurent qu’il livre dans ce courrier dit en clair ce par quoi il est pris : (A sa femme) « Je vous vois très supérieure à l’âge où je vous ai laissée, ayant toujours un secret à me dire sur lequel vous ne voulez jamais vous expliquer, et toujours infidèle, cela dans toute l’étendue du terme, et par les instigations de votre mère. Je l’ai peut-être fait cinq cent fois ce rêve là ! »

Ce n’est sans doute pas sans raison qu’il accuse sa belle mère de manipulations à son encontre, mais la réalité avérée, démontrée des années plus tard grâce aux archives, n’a que peu d’importance, si ce n’est de la prendre en compte comme effet de ce que Sade a mis en œuvre, de la façon dont il s’est débrouillé pour se retrouver sa vie durant dans cette position d’objet totalement soumis aux caprices de l’Autre.

Il n’a pas tort d’affirmer que ce qu’il a fait, ou même ce qu’on lui suppose, est finalement assez banal pour l’époque et le rang social qui était le sien, mais le constat même assez juste de cette situation paradoxale ne lui permet pas pour autant d’ouvrir une interrogation sur le fait que dans son cas cela ait pris de telles proportions.

Aux prises avec une interprétation permanente et comptable il est dans une posture similaire à une posture infantile face à ce qui lui vient de l’Autre. Il reste un petit garçon qui fait ses lignes et qui ne comprend pas, n’a aucune intelligence, analyse, conceptualisation, des raisons de son emprisonnement. Il ne trouve à sa punition pas d’autres raisons, pas d’autres causes, que les effets du caprice de l’Autre maternel. C’est une logique duelle de moi à l’autre sans tiers. Cet Autre lui est fondamentalement hostile, non par conscience morale comme dans l’homme aux rats ou par pensées, mais dans les faits, le discours et l’écriture, par la faille structurelle dans l’Autre qui constitue en tant que tel l’essentiel de son tourment.

La création de Sade, ce qu’il a inventé d’inédit, n’est donc pas tant dans la description infinie des exactions, des tortures et des crimes. Ce sont des pratiques, même les pires, qui n’ont pas attendues Sade pour exister dans les pratiques entre humains. Ce qu’il a inventé c’est donc bien une écriture, l’écriture logique de ce qui le tourmente à l’infini dans son rapport à l’Autre. Jouissance de l’écriture sur le rouleau de papier sans fin de cette liste longue comme un ticket de supermarché, un listing informatique, ou du papier hygiénique. Quel que soit le support, c’est un comptage sans fin ni finalité de l’écriture des décimales de Pie ou des réels entre 0 et 1. Ce qu’il écrit de nouveau, c’est la jouissance infinie de l’Autre, quand la fonction phallique en est déniée. Autrement dit, quand le Un phallique est réduit à un un comme les autres un de la série des uns, plus un, plus un, plus un...

Pourrions-nous alors dire que ce que Sade nomme « la liberté de désirer sans fin » promue comme prolongement de la logique d’un système politique qu’il découvre, il en écrit un possible, une possible conséquence ? Puisque le désir est toujours le désir de l’Autre, c’est en fait la liberté sans fin laissée au désir de l’Autre, à la jouissance sans entrave de l’Autre ! Cela est assez contemporain dans sa réalisation... non ?

Pour reprendre l’hypothèse initiale de ce cheminement dans l’écriture sadienne, il serait excessif de soutenir que l’invention de cette écriture est la condition d’un certain mode de rapport à l’autre, à l’objet et à la jouissance, mais il est possible d’identifier qu’il y a dans ce qui spécifie cette écriture un pas, inédit avant lui, qui est venu déplacer un réel. Sans ce pas, sans ce déplacement, qui aurait peut-être été fait par un autre, qui sait, certaines choses n’auraient peut-être pas pu se réaliser, qui n’ont été possibles qu’à partir, entre autres, de cette écriture. Lesquelles ? Si ce qui avancé là est juste, la liste pourrait être nombreuse, mais elle

aurait un effet de rapport de cause à effet qui serait contraire à la démarche ici soutenue. Ce qui fonde ce travail, c’est le repérage des déterminations logiques, structurelles, des possibles et des impossibles de nos rapports, de ce qui nous détermine en tant que sujet, mais aussi dans nos liens sociaux... des écritures.

Le scandale sadien, comme celui de la barbarie contemporaine dans toutes ses formes les plus méconnues, est davantage à situer dans une réaction singulière et sociale aux effets de cette écriture, qu’à des pratiques évoquées ou mêmes actées. Quand une écriture, scientifique ou littéraire, a cet effet dans la culture de venir déplacer un réel, cela a toujours cet effet d’insupportable, d’immonde. C’est le cas de le dire, puisque c’est justement l’écriture d’un réel possible hors monde jusque là écrit, pensé. C’est même sans doute l’un des critères repérable de cet effet d’écriture ; l’impensable traumatique.