Jean-Luc de SAINT JUST : « L’INSU QUE SAIT DE L’UNE-BEVUE S’AILE A MOURRE » - 11/04/2015
Exposé de Jean-Luc De Saint -Just lors de la Journée Préparatoire au Séminaire d’été de l’ALI 2015
La mourre, le Paris des hellènes1
Ce que je vais reprendre de ce séminaire c’est un insuccès dans la cité, qui se tisse également entre la question du féminin que nous travaillons dans notre séminaire à Lyon et celle de l’amour dans les «Banquets du Sud-Est».
Ce sont aussi des espaces où se met au travail ce qui fait le pari de ce séminaire. Celui qui engage Lacan, confronté aux mêmes difficultés que Freud dans son école, à suivre une autre voie que lui, à tenter d’inventer autre chose après «la passe» ; «la mourre». Car comme le rappelle Charles Melman dans son coup d’envoi de «La maladie d’amour» (conférences avec Marcel Gauchet)2 , si Freud espérait que la sortie de la névrose nous affranchisse de l’amour et donc de la haine, notre histoire témoigne que ce fut un échec, que nous ne sortons pas des passions de l’entre soi !
Est-ce du fait que s’il est manifeste que le "Savoir y faire c’est autre chose que le savoir faire, que cela veut dire s’en débrouiller, «Y faire» indique que l’on ne prend pas la chose en concept3." Comme le rappelle une formule lyonnaise : «y s’agit d’y dire faut encore y faire». Autrement dit, cela implique que ce savoir y faire n’est pas nécessairement transmissible. Chacun a pu éprouvé qu’une pratique n’a pas besoin d’être éclairée pour être opérante. Alors, s’il y a des personnes, comme le relève Charles Melman, qui sont bel et bien en mesure de ne pas, ou de ne plus, en passer par la névrose, par le pathos, comment se fait-il que depuis le temps cela n’ait pas fait transmission, que depuis le temps nous n’en ayons pas tiré les leçons ? Y aurait-il un réel en cause qui rendrait cet « y faire » nécessairement contingent ? Autrement dit, à ne pouvoir avoir son effet d’invention qu’au cas par cas.
Dans ce séminaire Jacques Lacan bute sur une difficulté qu’il a du mal à situer et avoue que finalement il ne sait pas bien sur quoi il se casse la tête (p.121). Cela dit, il peut dire sur quoi il achoppe. Sur le fait que : «de réel il n’y a que l’impossible», ou encore que «le réel est défini d’être incohérent pour autant qu’il est justement de structure» (p. 99).
Le projet de Lacan, celui qu’il annonce à la fin de ce séminaire est d’inventer un « signifiant nouveau» et non un nouveau signifiant ; c’est-à-dire «un signifiant qui n’aurait aucune espèce de sens, ça serait peut-être ça qui nous ouvrirait à ce que j’appelle le réel4» . Quelque chose qui nous décollerait du sens et qui pourrait avoir cette vertu de nous réveiller de cet inconscient qu’en fin de compte «il est impossible de saisir5» . Un inconscient qui a cet inconvénient de nous maintenir dans notre « débilité mentale » et dont la seule sortie semble être la folie. (p.130) D’où ce projet, rappelé dans l’argument des journées, d’un au-delà de l’inconscient6.
Pas très joyeux le père Lacan quand il nous dit que nous n’avons le choix qu’entre la débilité et la folie, mais pas non plus sans lucidité. Il ne se fait pas d’illusion sur le devenir de la psychanalyse, mais il est à remarquer qu’il ne se plaint pas non plus du sort que le social lui réserve. Il n’est ni dans la dénonciation, ni dans la revendication7. Lacan sait que la psychanalyse n’aura de devenir que si elle est en mesure de proposer un «signifiant nouveau» : une signification sans sens. Autrement dit, puisque cela en est précisément sa définition : un «amour nouveau8». L’enjeu donc de cette invention annoncée par Lacan qui est encore à venir n’est donc pas moindre, et laisse le choix à ceux qui se réclament de sa filiation de reprendre le fil de cette gageure, de ce défi !
Cela dit, une question se pose : ce «pur réel» comme c’est parfois repris, est-il structurellement possible ou serait-ce y compris de la part de Lacan un vœu ayant fonction de défense ? A l’instar de Freud face à la question de ce qui détermine la sexualité féminine, nous pouvons nous demander si Lacan n’achoppe pas sur ce qui tout simplement n’existe pas dans la structure. Il a fallu que Lacan écrive «La femme n’existe pas», pour que cesse de ne pas s’écrire les coordonnées de celles qui se situent au lieu de l’Autre. C’est-à-dire qu’il prenne acte des avancées et de l’impasse de Freud, de la non existence de «La femme». Comment alors prendre acte des apports de Lacan, afin d’envisager un pas logique qui serait à écrire pour dépasser la butée qu’il rencontre dans ce séminaire9 ?
Dans cette visée, si nous suivons sa démarche qui reprend tout le processus de la cure et de sa conduite, de la «lalangue» du dire de l’analysant à la façon dont une analyse permet de lire et donc de déplier cette structure, d’y distinguer non seulement les consistances, mais aussi la façon dont elles s’enlacent et organisent l’espace où se localise un sujet. Comme cela a été repris dans l’argument, il y a une congruence entre le titre, ce jeu de coupure de la littéralité du signifiant dans la cure, et la topologie qu’en propose Lacan : la phase de décomposition des R, S, et I, au delà du « récit », et de leur nouage, puis de ce qui va venir faire corps dans un second temps, dans une seconde tranche d’analyse, dans cette phase de retournement du dire, après son dénouement littéral.
C’est en cela que Lacan va plus loin en faisant référence à cette nécessité d’une seconde tranche, celle qui aurait d’autres conséquences à la fois sociales, mais aussi dans le corps en tant qu’il organise notre rapport au monde. A plusieurs reprises il revient sur la «corps de…» Le corps en tant que corps troué par une structure sans bord, dans une continuité entre le dedans et le dehors. Il est d’ailleurs très préoccupé par cette question de savoir l’effet que le nœud borroméen a sur une sphère, en particulier si cela a ou pas un effet torique (p.88).
C’est à cet endroit de ce séminaire que je voudrais pointer quelque chose, parce que c’est dans cette leçon du 15 février 1977 qu’il vient éclairer ce qui pour moi était resté jusque là difficilement lisible : la fin de son titre «s’aile à mourre». Il se trouve que dans cette leçon Lacan en parle à propos de sa petite sœur Madeleine, qui se nomme elle-même «Mamène», pour illustrer ce qu’est un « savoir absolu » qui est aussi «une volonté de ne pas changer» et qu’il définit comme «une elle qui s’aile à mourre. Une elle qui se donne comme porteuse du savoir». Là les équivocités vont bon train : «elle qui sait l’amour, elle qui scelle l’amour, elle qui s’est l’amour, etc.»
C’est au cours de cette leçon qu’il commente le propos d’Alain Didier Weill sur la passe qui n’est rien de moins que celui de la reconnaissance des psychanalystes. Alain Didier Weill crée le beau «Bozef». Lacan le reprend, avec ce qu’il avait ajouté au séminaire sur la lettre volée dix ans après ce séminaire, en 1966. « Parenthèse des parenthèses » (p.54 à 61) des «Ecrits» dans lequel il avait dit : «Nous n’en sommes en ce moment qu’à la lancée d’une arche dont les années seulement maçonneront le pont» (p.57). Dix ans après, en 1977, manifestement il maçonne encore.
Ce qu’il rappelle a plusieurs reprises dans cette leçon c’est que «la lettre porte ses effets sans que personne ait à se soucier de ce qu’elle voulait dire» (p.57) Autrement dit, que le savoir en tant qu’il est dans le réel ne sait rien, puisqu’il ne parle pas. Le contenu de la lettre lui reste ignoré. «L’Autre ne sait rien, si non que je sais» (p.92). Il insiste sur cette dimension fondamentale de la parenthèse redoublée du ; je sais qu’il sait, que je sais qu’il sait » puisque « c’est à cette condition seule que l’analyse tient son statut». C’est quand même assez fondamental10.
La passe, précise t-il, il l’a envisagé comme une façon de «se reconnaître entre soir» (et non de se reconnaître entre soi) : c’est à dire d’y reconnaître le «corps de…» du nœud borroméen dans le noir, de se reconnaître entre savoir. Pour ma part, je l’entends du côté de l’objet du désir, d’une lettre qui ne se sait pas, qui reste dans le noir justement. D’où la question posée un peu plus loin, de l’existence d’une langue ou le «toi» de l’interlocution pourrait se dire à la troisième personne sur le mode d’un «toi sait» (ce n’est pas la même chose que «c’est toi»). La fin de cette leçon va bien au-delà de la reconnaissance entre analystes, puisqu’il se demandera si ce que le Roi peut reconnaitre sur le mode de «je sais qu’elle sait que je sais qu’elle sait» ne serait pas susceptible de faire tenir le couple roi /reine. Alors est-ce là un amour nouveau ?
En tous les cas, cela fait écho avec les propos de Charles Melman à Quimper le 1 juin 2013. J’en reprends quelques extraits : «On dit classiquement, un homme l’a et une femme l’est», «le problème du rond à trois c’est de savoir si nous sommes condamnés à jouir du phallus, en tant que jouissance prescrite, obligatoire et nécessaire (…) ou bien si notre organisation psychique est susceptible, sans pour autant devenir dingue, de se tenir à un nouage à trois, et où la jouissance pour un homme comme pour une femme devient l’objet petit a, cause du désir». Que le désir pour chacun soit vécu moins comme un devoir, une contrainte, comme une privation, comme un interdit de ce qui est le désir particulier de chacun, c’est-à-dire celui de son fantasme, mais que autour d’un même objet, de l’objet petit a, un homme et une femme puissent se rencontrer, dans d’autres dispositifs que celui de cette altérité, de l’un pour l’autre, qui semble avoir des conséquences un peu désagréables. Et Charles Melman de préciser que «c’est la dessus que Lacan a terminé son parcours11».
Ce que Charles Melman interroge là ce n’est que la conséquence de ce que dans le séminaire précédent «Le Sinthome» Lacan avait mis en évidence dans le nœud borroméen à trois, non seulement que le nœud côté homme et côté femme sont structurellement le même nœud et qu’ils s’organisent donc autour, en leur centre, du même trou. Mais est-ce que Lacan à la fin de cette leçon VII parle de la même chose que Charles Melman dans cette conférence ?
Il me semble que c’est en tous les cas quelque chose qui s’interroge un peu au delà de l’amour comme «deux mi dire qui ne se recouvrent pas ». Autrement dit, qui ne se recouvrent pas ne veut pas dire qu’ils n’ont pas le même objet sans se recouvrir. En même temps, il me semble que la question que pose Charles Melman est abordée par Lacan sur un registre quelque peu distinct, puisque cela fait passer de la question de la rencontre à celle de la reconnaissance. S’agit-il de la reconnaissance de la rencontre ou alors de la reconnaissance comme rencontre ? Peut-être que les deux seraient envisageables ? A moins que cela relève d’un déplacement de l’objet tel que cela apparaît par exemple dans l’écriture poétique chinoise dont doit parler Cyrille Noirjean. Une recomposition logique, celle décrite par François Cheng, qui procèderait à un déplacement de l’impossible, voire du manque, pas tant du côté de l’objet, mais de l’articulation entre le S1 et le S2 ?
Ce que Lacan amène avec la dimension de reconnaissance va peut-être dans le premier cas au delà d’une rencontre autour d’un même objet, celui des «désirs particuliers» du soir dans le noir. Le «toi sait» non seulement ne relève pas des impasses imaginaires du jeu de «pair et impair», qui se réduit à un «je sais qu’elle sait», mais prend appui au delà de la rencontre sur la reconnaissance ; celle de la surdétermination littérale qui évide l’évidence et organiserait le couple autour d’une lettre qui peut très bien rester ignorée. Quelque chose qui viendrait alors ponctuer ce qui a pu s’énoncer comme la seule promesse que peut soutenir la psychanalyse : «tu peux savoir !» A moins que ce soit justement cette reconnaissance qui fasse rencontre ?
Afin de poursuivre ce fil, il me semblerait intéressant, cela a peut-être d’ailleurs été fait, d’étudier avec ces dernières avancées de Lacan, et le questionnement de Charles Melman, ce que plusieurs cultures ont proposé comme coordonnées logiques, voire topologiques, de leur rapport au langage et à l’écriture et leurs conséquences dans leur « art d’aimer », qui ne sont pas des manuels de «savoir faire». C’est que les logiques à l’œuvre dans le Cantique des Cantiques, dans le Kâma-Sûtra indien, dans le Tao chinois, ou encore le Genji japonais, et bien entendu dans la poésie «amoureuse» de Dante, sont manifestement très différentes, mais seraient peut-être un support possible à ce que s’invente un amour nouveau ; qu’il prenne corps de… l’enseignement de Lacan.
1-Ce titre pour dire que c’est la fin du titre du séminaire qui m’a fait question, ainsi que ce qu’il s’agit de relever est bien un pari, celui d’une logique et d’une poétique de l’amour. Le Paris des Hellènes c’est celui qui fait un choix, qui soutient un jugement, celui de la primauté de l’amour de la beauté : la plus belle femme de Grèce.
2-La maladie d’amour, La célibataire n°26, Paris, 2013, Edition EDK
3-Jacques Lacan, Leçon du 11 janvier 1977, p.49
A Lyon, il y a une formule, « Y suffit d’y dire, y fait y faire ! ». C’est de cela que je vais parler, de l’acte !
4-Jacques Lacan, Leçon du 17 mai 1977, p.132
5-Jacques Lacan, Leçon du 10 mai 1977, p.124
6-Précédemment, dans l’une des leçons des « Non dupent errent » Lacan a pu dire à quel point il lui fallait être constamment vigilant pour rester éveillé et maintenir ouvert le discours de la psychanalyse.
7-Cette lecture est confirmée dans son intervention du 26 février à Bruxelles. Si les notes sont justes, il dit ceci : « Il s’agit de savoir si, oui ou non, Freud est un événement historique. Freud n’est pas un événement historique. Je crois qu’il a raté son coup, tout comme moi. Dans très peu de temps, tout le monde s’en foutra de la psychanalyse. Il s’est démontré là quelque chose : il est clair que l’homme passe son temps à rêver, qu’il ne se réveille jamais. Nous le savons, quand même, nous autres psychanalystes, à voir ce que nous fournissent les patients (nous sommes tout aussi patients qu’eux dans cette occasion) : ils ne nous fournissent que leur rêvent. » p.140
8-Et peut-être faudrait-il rajouter suite à la conférence d’Anne Joss et de Pierre Marchal la veille sur « Les conditions du couple » : « un érotisme nouveau ».
9-Une possible réponse à Lacan qui se désole dans ce séminaire de ne pas être « potasser » !
10-Il y aurait à examiner le lien qui serait éventuellement à faire entre la parenthèse redoublée et le retournement du tore, celui de la seconde tranche.
11-Charles Melman, Pair et père, in La maladie d’amour, La célibataire n°26, Paris, 2013, Edition EDK, p.117 à 125