Nazir HAMAD :La langue Arabe et l'Inconcient : 17/10/2015

Découverte de la langue arabe et de ses rapports avec l’inconscient 

Séance du 17 octobre 2015

DISCOURS D’ACCUEIL DU DIRECTEUR DU CONSERVATOIRE DES ARTS ET METIERS DE RHONE ALPESlanghe arabe1

Olivier Marion Directeur du CNAM Rhône Alpes

Bienvenue au Conservatoire National des arts et métiers (CNAM) Rhône Alpes. Je vais m’efforcer d’être très court pour ne pas empiéter sur le temps de parole de nos conférenciers. Je souhaiterais néanmoins prendre le temps de vous expliquer pourquoi le Conservatoire vous accueille et se pose comme partenaire de l’Association Lacanienne de Lyon sur ce séminaire de découverte de la langue arabe.

Du point de vue de l’établissement public que nous représentons, il y a un vrai enjeu sur la question de l’enseignement de l’arabe.

Le Cnam dès sa fondation en 1794 a pour conviction que chaque individu détient en lui un potentiel de progrès qu’il faut pouvoir accompagner, cultiver. Ce potentiel, s’il est accompagné individuellement et collectivement permet de créer des sociétés mieux humanisées.

Le CNAM est né dans le sillage de la révolution française autour de l’héritage des Lumières qui a fécondé la révolution française par son humanisme bienveillant.

Aujourd’hui le Cnam est présent dans le monde entier d’Est en Ouest.

A titre d’exemple, à partir de Lyon, dans le cadre du programme Erasmus +, un projet de coopération international va démarrer en 2016 en Azerbaïdjan, en Chine, et en Russie.

Le Conservatoire essaie en effet d’apporter des solutions concrètes et efficaces concernant la formation tout au long de la vie à ces pays en difficulté, en redéveloppement ou en reconstruction.

Au XXème siècle, le Cnam a largement contribué à la reconstruction de la France, et à son développement durant « les trente glorieuses ».

Depuis les années 2010, le Conservatoire, dans sa dimension nationale, réaffirme l’impérieuse nécessité de s’investir sur le champ de la vulnérabilité.

Nous sommes notamment très investis sur les questions de la non-discrimination. Par exemple, sur la question du handicap, mais aussi sur des sujets très sensibles comme celui du milieu carcéral, et de la formation des détenus et de leur réinsertion professionnelle et de la valorisation professionnelle de la langue arabe comme langue de travail.

Néanmoins, le Cnam perd en visibilité depuis début 2000 ; il est aujourd’hui important que les citoyens connaissent davantage notre offre de formation large et variée, car nous nous définissons comme un instrument de la République au service de tous nos concitoyens.

La question de l’enseignement de l’Arabe dans l’espace public est un sujet de première importance.

L’Administrateur général, Monsieur Olivier FARON, a récemment nommé une chargée de mission autour de l’enseignement de la langue Arabe.

Elle constate notamment que l’enseignement de la langue Arabe est particulièrement « désinvesti » par les Etablissements publics de formation. En effet, 64.000 concitoyens se forment encore à l’extérieur des systèmes d’enseignement supérieur public.

Le Conservatoire se mobilise sur le sujet, et l’Administrateur Général du Cnam envisage même de créer une chaire de langue Arabe, appliquée au monde du travail.

Récemment, Monsieur Jean-Luc de Saint-Just m’a fait part de son projet porté par son association, ses collègues et amis experts conférenciers, que j’ai immédiatement accepté car le Cnam est bien sûr un lieu de formation, mais aussi un espace de diffusion de la connaissance pour tous et partout.

Dans cette thématique, nous avons signé un partenariat avec une chaîne de télévision lyonnaise qui se nomme « 2 rives TV ». C’est une chaîne de télévision dédiée au savoir et à l'éducation via des programmes originaux de découverte et de valorisation des cultures française et maghrébine.

Dans le respect des objectifs du millénaire pour le développement sur l'éducation pour tous, « 2 Rives TV » se veut une télévision d'ouverture, de tolérance, d'humanisme et d'échange autour de la France et du Maghreb.

Notre Etablissement régional est également engagé depuis le printemps dernier sur la création d’un Mooc « 7 semaines pour trouver le job de mes rêves ».

Les cours seront distribués en ligne gratuitement et le lancement officiel de ce Mooc aura lieu le 20 octobre prochain. Une traduction en langue arabe devrait être prévue pour le début d’année 2016, visant à être utilisée par les réfugiés arabophones.

Enfin, le Cnam Grand Lyon est très investi sur la question de l’accompagnement des réfugiés syriens et iraquiens avec son partenaire « Forum Réfugiés ».

Des réfugiés apprennent régulièrement dans notre bâtiment Lyonnais le « Français Langue Etrangère » dans l’objectif de s’insérer professionnellement et socialement dans notre société. Nous souhaitons que ces réfugiés soient dignement accueillis par la République, et puissent utiliser leur potentiel, leur créativité. Un travail d’accompagnement est donc nécessaire !

Je souhaite donc la bienvenue à nos deux conférenciers, à nos auditeurs, et je remercie très chaleureusement Jean-Luc de Saint-Just pour permettre ce séminaire au Cnam Rhône-Alpes.

INTRODUCTION AU SEMINAIRE

Jean-Luc de Saint-Just

Je vais juste dire quelques mots pour introduire ce séminaire et en situer le cadre, mais puisque nous sommes dans la période des remerciements, je remercie Olivier Marion et l’ensemble du CNAM Rhône Alpes d’accueillir ce séminaire. Je crois qu’il en a très bien exposé les raisons et je salue au passage son dynamisme.

L’ALI Lyon n’ai pas encore 250 ans d’âge, puisque l’Association Lacanienne Internationale a elle été créée en 1982 par Charles Melman et quelques autres à Paris, et que l’ALI Lyon a juste un peu plus d’un an. Nous ne sommes qu’un nouveau né, mais ce partenariat vient pleinement répondre à l’un des trois objets que nous nous sommes donnés dans l’acte de fondation de notre association : Inscrire la psychanalyse dans la cité et la sortir de l’entre soi des spécialistes. C’est pour cela que nous sommes ici et tenons ce séminaire au CNAM Rhône Alpes à l’adresse de tous ceux qui sont intéressés par ces questions.

Si j’ai entrainé mes deux collègues et amis dans cette aventure, c’est parce que j’ai été touché par l’actualité de ce qui se passe en dehors des cabinets des analystes, dans notre pays, dans le monde. Ce séminaire est une réponse même modeste à cette actualité, afin de tenter d’élaborer quelque chose qui participerait à une possible sortie des impasses récurrentes que nous rencontrons dans notre rapport à l’autre dans ce monde contemporain.

Contrairement à Olivier Marion, je parle ici d’une place de novice, de quelqu’un qui ne connaît pas cette langue Arabe, mais qui manifeste par ce séminaire le désir d’en savoir quelque chose et d’en faire savoir quelque chose. Lorsque cette idée à émerger lors d’un échange avec Noureddine Hamama, nous ne voulions pas faire de conférence, mais bel et bien un séminaire qui implique qu’il puisse y avoir un échange entre nous sur un certain nombre de questions, de remarques. Finalement, le fait que nous ne soyons pas très nombreux est à ce titre peut être une bonne chose pour lancer ce séminaire. Au fur et à mesure de nos séances, nous prendrons en compte les questions posées pour faire cheminer ce séminaire, pour aborder des aspects auxquels nous nous n’aurions peut-être pas pensé sans cela.

Je remercie Noureddine Hamama et Nazir Hamad d’avoir bien voulu relever le gant de cette gageure. Il me semble important de signaler que ce n’est pas la première fois qu’à l’ALI la question de la langue et de la culture Arabe est mise au travail. Il y a un numéro de la Célibataire qui y est consacré. Il y a aussi le numéro 11 de la Revue Lacanienne « La psychanalyse et les langues ». Et puis il y a l’ouvrage de Nazir Hamad « La langue et la frontière : double culture et polyglottisme » paru chez Denoël en 2004. C’est l’un de ses nombreux ouvrages puisqu’au-delà de ses livres sur la psychanalyse, il a aussi écrit des romans et des pièces de théâtre.

Il finit cet ouvrage sur une question : « Que faire avec cet Islam militant en Occident laïque. En comment faire pour que cette militance serve à convaincre les réticents de l’originalité et de la richesse de l’Islam plutôt qu’à les effrayer par son archaïsme ? » Ce séminaire sera en partie consacré à faire cheminer cette question, et donc s’inscrit dans la continuité de cet ouvrage.

Avant de donner la parole à Nazir Hamad, je voudrais dire quelques mots pour situer, au-delà de l’argument que chacun a pu lire, le cadre de ce séminaire sur la langue Arabe.

Depuis les travaux de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, il semble établi que nous soyons en mesure de faire des distinctions assez claires entre le langage, la langue et la parole. Ces avancées de de Saussure lui permettrons de faire les mêmes distinctions structurelles qu’un Viennois nommé Sigmund Freud dans une autre discipline, mais aussi dans une perspective différente puisque Freud n’y méconnait pas la dimension du corps, du corps parlant qui s’articule à ce qui le précède, le fait que ce corps est parlé avant d’être parlant. Parlé dans une « lalangue » qui est à entendre comme la musique de la langue, de la langue dite maternelle, dite encore le « mamané ».

Il faudra attendre Lacan pour avoir la raison de cette découverte freudienne : à savoir que si nous sommes dénaturés, privé d’instinct, ce n’est pas tant un fait de culture, qu’un effet du langage. Dans l’espèce humaine, ce grand prématuré dont la vie même est complètement dépendante des soins qui lui sont apportés, ne peut survivre sans parole, plus précisément sans qu’il soit parlé et qu’on lui parle. La vie même dans notre espèce est un effet de langage. Effet qu’instaure pour chacun de nous un Autre à qui nous passons notre temps à parler. C’est quand même ce que tout un chacun peut vérifier, c’est que notre principal interlocuteur c’est cet Autre de nous même. Il y a donc de l’Autre qui n’est pas l’autre, le voisin, le semblable. Cet Autre a une caractéristique aisément vérifiable, c’est que dans la meilleur des cas il ne répond pas. Il ne répond jamais, sauf dans les cas d’hallucinations. Enfin, c’est un des noms possibles de cette voix qui vient de cet Autre.

Tout ceci n’est pas sans importance et est à prendre au sérieux parce que cela a des conséquences, dont la principale est que cela nous situe dans notre dialogue intérieur face à un lieu vide. Vide de réponse quand à savoir ce que je dois faire, ou dire. Je ne reprends pas là les trois questions de Kant, mais c’est bien de la même chose dont il s’agit. Si je parle d’une certaine façon ce matin, comment puis-je savoir si c’est juste ou correct ? Il n’y a pas d’instinct qui prédétermine mon attitude et donc, pour le dire rapidement, j’en suis seul responsable.

Ceci n’est ni une détermination culturelle ou sociale, mais un pur effet de l’équivocité du signifiant propre à notre espèce, puisqu’il n’y a que le langage humain qui soit fait de signifiants, et que chaque signifiant a cette particularité, quelle que soit la langue : il est équivoque. Sauf quelques exceptions, tous les mots de toutes les langues sont équivoques, puisque cette équivocité est en propre une des lois du langage humain.

Je vais dans quel sens est une question face à la langue quand je l’entends parler, lorsque je la parle, puisque justement, dès que ça parle, il y en a plusieurs possibles. C’est une difficulté pour chaque « parlêtre », mais pour certains c’est même insupportable, ce vide de l’Autre.

Il n’est pas rare que nous tentions de le remplir par une présence divine, par un savoir absolu. Que celui-ci soit d’ordre magique, religieux, idéologique, scientifique même, ne change rien à sa dimension de fondamentale méconnaissance de ce que je viens de décrire très simplement et que chacun peut éprouver dans la langue de son quotidien.

Je viens ici marquer une différence entre la « lalangue » la musicalité, le continu, qui est commune à tout le monde. La musicalité de ce fond continu est commune. Elle ne se réduit pas à une langue qui relève d’une fixation au « Un » dans « lalangue », dans la musicalité. D’où l’importance de ce séminaire, puisque si cette structure est manifestement constitutive de l’être parlant, de notre espèce, elle se décline en de nombreuses langues, en de nombreuses façon de découper l’Un dans la « lalangue ». Il y en a de nombreux exemples dans le livre de Nazir Hamad que je viens de citer.

Le « mail » est un mot anglais qui vient du français « malle », la malle poste. Il y a dans le passage de malle à mail le continu sonore d’une « lalangue » qui résonne, mais qui va se fixer dans un « Un » qui se découpe différemment en français ou en anglais. Il ne va pas y avoir les mêmes résonnances, ni les mêmes équivocités dans une langue ou une autre. Il y a un discontinu différent de chaque langue dans le continu de la « lalangue ».

Le fait d’avoir dans une langue deux mots pour dire j’aime, « like » et « love » par exemple, qui résonnent pour chacun d’eux avec d’autres signifiants. Cela en modifie bien entendu notre rapport à l’amour, à ce que l’on aime, mais donc aussi notre rapport au monde.

Cela fait entendre que ce qui fonde une langue ce sont bien ses équivocités. Ce n’est pas un sens fixé, mais le fait que dans chaque langue les équivocité vont être spécifiques. Chaque langue qui disparait n’est pas seulement la perte d’une culture, c’est un rapport au monde qui disparaît, un découpage du monde unique, singulier, particulier. Chaque langue équivaut bien entendu à n’importe qu’elle autre langue, puisqu’elle sont équivalentes dans leur structure, il n’y a pas de rapport en valeur entre elles, mais chaque langue est en même temps unique. C’est la raison pour laquelle dans toute langue il y a une part d’intraduisible. Il y a un impossible à traduire. Il y a donc un réel dans chaque langue qui ne peut pas se dire, se formaliser même, qui lui est propre, spécifique.

Ce qu’il y a de précieux dans une langue Autre, dans le découpage de sa musique, c’est justement ce réel, cet impossible, qui ne se localise pas au même endroit. Comme par exemple dans la poésie chinoise où le réel se localise ailleurs, dans le vide médian entre deux idéogrammes. Découvrir une langue Autre de la « lalangue », c’est ce à quoi nous allons nous atteler, c’est se donner la possibilité de déplacer le réel. La possibilité de déplacer de sa langue dans une langue autre la localisation de l’impossible. Un possible autre rapport au monde qui nous permettrait peut-être d’ouvrir quelques perspectives de sortie de nos impasses habituelles, tellement répétitives dans notre rapport aux autres.

Cette rencontre est la première, mais j’espère qu’elle en inaugure beaucoup d’autres et que nous aurons le temps dans ce séminaire de déplier nombre de questions.

Deux derniers mots avant de donner la parole à Nazir Hamad qui va entamer ce séminaire par la question de la langue et de l’écriture, pour le présenter ainsi que Noureddine Hamama. Nazir Hamad est libanais d’origine, psychanalyste à Paris, docteur en psychologie clinique. Il a travaillé et écrit un ouvrage avec Françoise Dolto et s’est spécialisé dans les questions d’adoption et de filiation sur lesquelles il a écrit de nombreux ouvrages.

Noureddine Hamama est algérien d’origine, psychologue et psychanalyste à Grenoble et à Chambéry. Français avant d’être algérien comme il le dit puisque né en Algérie avant l’indépendance.

INTERVENTION DE NAZIR HAMAD

Nazir Hamad

Je tiens moi aussi à te remercier Jean-Luc de Saint-Just et à remercier le CNAM de nous accueillir ce matin. J’avoue que lorsque tu m’as demandé d’intervenir là dessus j’avais un peu peur. J’ai déjà écrit un livre, mais qu’est-ce que je vais rajouter ? Est-ce que je vais venir rabâché ce que j’ai déjà écrit ou est-ce que j’ai vraiment quelque chose d’autre à rajouter. En écoutant les informations venant du moyen orient jour après jour, je me suis dit que c’est une obligation pour moi de réfléchir à nouveau sur cette question. Surtout sur cette question essentielle qui est le rapport du texte sacré à la langue où la langue est celle qui contient en elle ce texte sacré. Comment faire avec le texte sacré ? Vous allez voir que ce n’est pas une question anodine. Cela peut nous expliquer en quelque sorte un aspect du conflit au moyen orient.

Je commencerai en disant, langue et identité nationale tendent souvent à se confondre pour constituer un signifiant unique qui regroupe les deux dans une relation d’équivalence. Dire le français vous laisse dans l’embarras tant qu’on ne rajoute pas un complément qui vient lever le doute : Le peuple français ou la langue française. Mais c’est justement cette confusion qui donne à cette réalité sa gravité et parfois son drame. Au nom de la langue nationale et au nom de la nation, la langue nationale tend parfois à sacrifier la langue maternelle. La France par exemple, a imposé, a interdit formellement à une partie de sa population de parler les diverses langues régionales au nom même de l’identité nationale. Ce n’est pas si loin que ça, vos grands parents ont peut-être subi cet interdit, mais pourquoi donc trois générations plus tard, le même pays réintroduit et officialise l’usage des langues régionales qu’il avait bannies?

Parfois encore, le statut d’une langue revêt un caractère sacré qui lui donne un halo de langue d’élection. Le texte sacré tend ainsi à se confondre avec la langue dans laquelle il est révélé.

Prenons le cas de l’arabe et vous allez voir que dès le début de la révélation, la langue arabe va se confondre avec l’identité arabe et musulmane. Dans un article consacré aux origines et au cheminement de l’évolution de la langue arabe, J. PREUX affirme que le Coran a scellé cette langue et lui a donné sa maturité. L’Islam, en religion comme en politique ou en linguistique, tendit à l’unification et à la centralisation. « Le Coran, en même temps qu’il fixa les dogmes, fixa la langue. Depuis lors, la langue littéraire écrite n’a pas varié ».[1] « La langue arabe, in « Arabe », Grande Encyclopédie, T3, PP485-50 » Preux partage l’avis de Jacques Berque qui écrit à ce sujet : « Qu’importe qu’on parlât seulement des dialectes, que la connaissance des classiques se réduisit alors, même chez les lettrés, à des morceaux choisis ou à des centons poétiques… Le texte coranique avec sa dignité religieuse, son incantation esthétique, son rôle axial dans l’éducation, transmettait la grande langue comme la braise dont rejaillira la flamme. »2 « J. Berque, Les Arabes, la Bibliothèque arabe, Syndbad, Paris, 1973, P.40 »

J. Berque va plus loin. Il va ajouter que le Coran a fixé cette langue certes, mais il n’a pas fait que cela, puisqu’il va aussi œuvrer à la préserver par la suite. Le Coran, n’a-t-il pas sauvegardé et consacré la langue des Arabes au moment où leur indépendance et leur identité allaient s’effacer sous le coup de la domination ottomane. Sauvegardée, la langue a été appelée à jouer un rôle prépondérant dans la renaissance, et toute une humanité.3 « Ibid. P.40 »

Si cette langue a réussi à résister ainsi, c’est que le Coran lui attribua un caractère sacré qui la distingue de toutes les autres langues. On verra un peu plus loin, que l’hébreu bénéficie aussi de cette distinction, puisque pour quelques auteurs, l’hébreu est supposé avoir été la langue du paradis.

L’Islam nous dit que Dieu créa l’homme dans la diversité des races et des langues, et cela est un signe de sa sagesse et de sa toute puissance : « La création des cieux et de la terre, la diversité de vos langues et de vos couleurs sont aussi un signe, il est certain qu’il y a dans ceci des signes pour l’univers. » Sourate Ar Rûm verset 22

Mais dans ces signes, il y en a un qui est particulièrement fort, puisque Dieu honore les Arabes et leur langue en révélant à un des leurs la religion qui, non seulement parfait les religions précédentes, mais prétend aussi à une valeur universelle. « Nous te révélâmes un livre en langue arabe, afin que tu avertisses la mère des cités et les peuples d’alentour. Que tu les avertisses du jour de la réunion, dont on ne saurait douter. Les uns entreront dans le paradis et les autres en enfer ».5 « Coran, XLII, 1-5 »

C’est justement le Prophète qui va lier l’identité arabe à la langue de manière claire et définitive. Dans un hadith qui lui est attribué, le Prophète nous dit : « Oh, peuple ! Le Seigneur est Un, le Père est Un, la religion est Une. L’Arabe n’est ni père ni mère d’aucun d’entre vous, mais elle est une langue. Quiconque parle l’arabe est un Arabe ».6 « Cité par Lewis, PP195-6 »

Le temps ne permet pas un développement plus détaillé de cette approche de l’identité et son rapport à la langue en Islam, mais on peut dire sans trop se tromper que le Coran consacre la langue arabe et lui donne une antériorité sur toutes les autres langues dans la mesure où le Coran apparaît comme la mère des livres et l’Islam comme la mère des religions monothéistes.

Mais en se positionnant de la sorte, les érudits reconnus par les divers courants musulmans, vont rejoindre en quelque sorte ce que beaucoup d’érudits juifs avaient écrit sur ce même thème. Parle-t-on au paradis ? Si oui, quelle langue ? Voilà une question qui mérite d’être posée. Une autre question me vient spontanément à l’esprit: Si au commencement était le verbe, et si Jésus est l’incarnation de ce verbe, peut-on dire si ce même verbe, relève d’un champ sémantique spécifique ? Et si oui, est-ce la langue du paradis ?

Pour R. Simon (Critique biblique au XVII s) la réponse est oui, il y a une langue originelle et en cela, il donne raison aux juifs qui assurent que l’hébreu est la langue d’Adam. Il écrit : « En un mot, la langue hébraïque est plus simple que l’arabe et le chaldéen, et ces deux dernières, sont plus simples que la grecque et la latine : de sorte que, s’il est vrai qu’Adam ait parlé quelqu’une de ces langues, il aura sans doute parlé hébreu. » (Cité par Olender, OP. Cité. P. 16)

Et Maurice Herder de conclure sur un mode qui nous intéresse ici : « chaque vieille nation aime tant se considérer comme la première née et prendre son pays pour le lieu de naissance de l’Humanité. » (Cité par Maurice Olender in Les langues du Paradis, Seuil, 1989, P.17)

Pris sous cet angle, le débat ne se contente pas de poser une Origine, il donne à l’Origine la possibilité de s’exprimer dans une langue première incarnée dans un texte qui se veut originaire lui aussi.

C’est justement pour cette même raison que le Message révélé en langue arabe, c’est-à-dire le Coran, a été interdit à la traduction jusqu’au dix-neuvième siècle. Mais si l’islam a cédé sur la traduction, la psalmodie coranique est restée strictement réservée à la langue arabe. Et tant que les musulmans non arabophones ne développeront pas la psalmodie dans leurs diverses langues, le Coran restera entièrement transmis et chanté dans sa langue originelle, la langue arabe. Et, comme pour le latin de l’Eglise, la lecture du Coran et le travail d’approfondissement dans le domaine de la pensée et du dogme resteront réservés aux initiés, ce qui est de nature à appauvrir le rapport du texte coranique avec les cultures des divers pays musulmans.

La récitation du texte coranique en langue arabe est un art majeur en Islam. Elle n’a pas atteint le niveau des oratorios des grands musiciens baroques que l’Europe a connus et dont l’Eglise a favorisé le développement, mais des récitateurs tels que l’Imam Abdelbasset ont obtenu une reconnaissance aussi importante que celle dont jouissaient les plus grands chanteurs lyriques en Europe. Oum Kalsoum dans le chant classique arabe, et Abdulbasset dans l’art de récitation ont porté la langue arabe dans ces deux versants profanes et sacrés à travers le monde musulman et au delà.

Et comme la tradition le veut, quand le Coran est récité on écoute. Les Arabes et les Musulmans à travers le monde, étaient et le sont toujours, bercés, nourris, gavés par l’art de la récitation. « Et quand on récite le Coran, prêtez lui l’oreille attentivement, afin que vous obteniez la miséricorde. » Sourat Al Aaraf, 204. »

La puissance du texte coranique est son verbe et sa musique à la fois. La musique d’une poésie arabe omniprésente et omnipuissante qui a traversé les siècles sans prendre un pli.

Peut-être faut-il que je vous rappelle ici que le Prophète avait dans les poètes des adversaires de taille. Poésie, récitation et chant sont intimement liés dès le début de la civilisation arabe. La récitation coranique représente une continuité logique de cette ancienne tradition. L’historien grec Sozomène IV-V siècles cite une tradition selon laquelle les Arabes du désert ont célébré leur victoire sur l’Empereur Valens (364-378) en chantant des poèmes. Cela me semble normal parce que pour eux , comme pour les Anciens Grec d’ailleurs, la poésie n’est pas sans rapport avec le sacré. Les Arabes disaient que la poésie est la prose rimée des devins. Le poète est inspiré par les djinns ou d’autres forces surnaturelles exactement comme les Grecs faisaient quand ils mettaient une muse à la tête de chaque art ou science. C’est ainsi que Homer par exemple, commence l’Iliade en invoquant la muse de la poésie : « Chante ô déesse

Le courroux du pélide Achille »

Dès le début du Message, le Prophète se trouve acculé à s’opposer aux poètes et aux devins. Il s’agissait pour lui de distinguer le texte coranique de la poésie et en même temps, le prophète du devin. Cet effort pour séparer la poésie du texte sacré a continué après la mort du Prophète. On voit repris et développer au VIII et IX siècle, grâces aux exégète, la thèse de l’inimitabilité du Coran. « Même si les hommes et les djinns s’unissaient pour produire quelque chose de semblable à ce coran, ils ne sauraient produire rien de semblable. » Sourate al Isra, 88.

Un autre verset clôt en quelque sorte la polémique autour de la question de la nature du texte sacré de manière on ne peut plus claire : « Nous n’avons point enseigné à Muhammad l’art de la poésie, elle ne lui sied pas. Le Coran n’est qu’un avertissement et un livre évident. » (XXXVI 69 Sourate Yassine.)

Ceci dit, la guerre de l’Islam contre les poètes qui détenaient toujours le pouvoir d’émouvoir les Arabes et d’influer sur leur attitude vis à vis de la nouvelle religion a continué et n’a cessé que quand une génération de poètes convertis à l’Islam ont occupé l’avant scène d’une nouvelle poésie inspirée des valeurs nouvelles que l’Islam prêchait.

La langue arabe a produit la poésie et le texte coranique. Tous les deux allaient se révéler être les enfants dignes de cette langue. Le Coran, et à moindre échelle la poésie, ont protégé la langue arabe ainsi que les Arabes dans les moments les plus difficiles de leur histoire notamment la domination de l’Empire Ottoman et la colonisation. On a dominé l’homme certes, mais le Coran et sa langue ont résisté vaillamment aux divers occupants. A l’époque Ottomane par exemple, la Coran et la Charia sont restés la référence de base du Califat et de son organisation législative. Le sacré se révélait être plus fort et plus puissant que les empires.

La question est alors la suivante : Y a-t-il une langue sacrée ? Est-ce que la langue qui a fait le Coran porte forcément sa sacralité ?

Il y en a qui le pensent. La référence à la langue du paradis en est l’illustration. Le texte coranique est-il sacré ? La position de l’Islam est claire la dessus. Le texte est une révélation divine et de ce fait, il est sacré. Il est tellement sacré qu’il est interdit de toucher au Coran si on n’est pas pure. Pure implique le fait d’être musulman et purifié selon les rites musulmans.

Combien de fois un français cite la Bible ou les Evangiles tout en ignorant parfois l’origine de ces expressions, ces métaphores ou de ces mots. Dire Mathusalem par exemple, nous fait comprendre sans la moindre hésitation qu’il s’agit d’une référence au grand âge d’une personne. Et puis, il y a ‘prendre quelque chose au pied de la lettre’ dont l’origine serait la deuxième lettre aux Corinthiens, ‘Chemin de Damas’, référence possible à la conversion de Paul, ‘jeter la pierre’, ‘le bouc émissaire’, ‘donner à Cesare’ etc. En citant de telles expressions, votre interlocuteur puise ses arguments dans les traditions chrétiennes ou les paroles de Jésus. On partage souvent ces références, on les emploie, on croit en leur valeur universelle, mais cela ne sanctifie pas notre discours pour autant.

Du même, la référence au Coran ou au hadith est constante dans le discours des Musulmans. On ne parle pas de l’avenir ou d’un projet quelconque sans ajouter : « inchallah ». Cela veut dire que tout se fait avec la bénédiction d’Allah et de son assentiment divin. Voilà ce qu’on appelle le « Maktoub » en Arabe. Pour chacun de nous, tout est inscrit dans le registre de la toute puissance et de sa volonté. Voici à ce propos le verset IX de la Sourate ‘Repentance’ : « Rien ne nous arrive que ce que Dieu a décidé pour nous. » Pris au pied de la lettre, ce verset veut dire que le destin individuel est scellé. Voilà le fameux « maktoub ». Dieu décide pour chacun. Il n’y a rien à y faire. Est-ce que cette croyance représente quelque intérêt pour nous ici ? Oui sûrement. Car, que fait un analyste quand un patient vient le voir et laisse entendre qu’il croit fort au destin ? ‘Dieu le veut’, point. Dans cette croyance on trouve la moitié de la réponse de Jésus aux premiers chrétiens : ‘Donnez à Dieu ce qui appartient à Dieu’, mais on n’y trouve pas la suite : ‘donner à César ce qui appartient a César’. Autrement dit, la loi sacrée n’exclut pas la loi profane. On peut obéir aux deux sans être en contradiction avec l’une de deux instances. La lecture au pied de la lettre de ce verset, pose problème pour la simple raison qu’elle désubjective le destin individuel. Quand c’est le cas, le sacré affecte le langage et affecte en même temps le rapport à l’inconscient. « Ma yassibakum ila ma kataba allah lakum », ‘ne vous arrive que ce que Dieu vous a décrété’, est forcément de nature à poser la question du destin individuel comme quelque chose à subir et il n’y a rien à y faire. Beaucoup le croient. De même beaucoup de Musulmans répètent inlassablement ‘inchallah’ chaque fois qu’il s’agit pour eux d’entreprendre quelque chose ou tout simplement, de souhaiter de l’entreprendre.

Vu sous cet angle là, la référence au texte sacré comporte le risque de cultiver l’ignorance. Une lecture partielle, ou une transmission partielle littérale du texte est de nature à fausser complètement l’esprit du Coran. La référence au texte sacré est une responsabilité exigeante. Pourquoi faut-il s’arrêter à un verset quand un autre vient le relativiser ? On peut lire, ‘ne vous arrive que…’ ça c’est une chose, et on peut lire aussi dans la sourate el Raad : « En vérité, Allah ne modifie pas l’état d’un peuple, tant qu’il ne change pas ce qui est en lui-même. » Verset 11. Autrement dit, on ne peut pas se référer à un verset et exclure l’autre. Pas l’un sans l’autre. Et c’est justement là où les choses deviennent complexes, car toute référence partielle au texte appauvrit le texte. Pire encore, elle le désacralise. S’arrêter sur une lecture d’autant plus quand il s’agit d’une lecture partielle met en avant la vérité subjective du lecteur au détriment d’une vérité coranique autrement plus vaste et plus nuancée.

Le conflit actuel inter-musulmans, met en jeu une autre référence au sacré. Deux courants se battent à coup de canon et à coup d’interprétation. La révélation s’est faite au Prophète certes, mais le Prophète est mort. On peut dire que la vérité est dans le Coran comme on dit que la vérité est dans l’Eglise. Mais si la vérité est dans le Coran, y-a-t-il quelqu’un qui est plus légitime dans l’approche de cette vérité que d’autres ? Ce n’est pas une question absurde que je vous pose là, car c’est justement un élément majeur qui entre dans le conflit qui oppose Sunnites aux Chiites. Ali est de la lignée du Prophète. Le Coran nous dit que les prophètes demandent à Dieu de bénir leur descendance, les Chiites se considèrent de la lignée d’Ali et qu’ils sont les seuls dans le savoir vrai en ce qui concerne le texte divin, et c’est donc à eux que revient le devoir de guider les musulmans. Voir, Karen Armstrong, A History of God, Ballantine Books, NY, 1994, P.162 Le sunnisme quant à lui, a toujours joué le rôle de gardien du temple, et maintient une méfiance teintée de rejet vis-à-vis du Chiisme vécu comme schisme. Rien qu’à s’arrêter sur cette approche que les divers courants de l’Islam ont de la Vérité, on peut comprendre la nature de cette impasse tragique qui secoue le monde musulman. La vérité est-elle dans le corps du Coran, ou est-elle dans lignée biologique du Prophète ? De nos jours, en Islam cela n’est pas une question sur la Vérité qui mérite un débat serein, mais plutôt une Vérité prise en otage. Il n’y a de sortie possible de cette impasse que de dire que la vérité est dans le Coran et que personne en dehors de Dieu ou de son Prophète, n’est en mesure de l’incarner. Dire cela risque aussi de faire des mécontents car ils ont leur Mehdi et de temps en temps, un imam vient donner l’illusion qu’il est ce Mehdi là comme cela est arrivé avec L’imam Khomeini.

Que peut l’analyste face au discours de la Vérité ? Que fait-il quand il reçoit un patient croyant qui lui dit d’emblée qu’il veut bien faire un travail mais à condition que cela ne touche pas à sa croyance ? Que répondre à un adolescent qui vous demande si vous croyez que les dinosaures avaient existé parce qu’il ne sait pas comment faire avec la position de son rabbin qui lui apprend la Bible et qui lui explique que les dinosaures n’avaient jamais existé ?

Voilà comment le sacré, ou plutôt une certaine approche du sacré, pourrait venir limiter le champ de l’intelligence. Cet adolescent, pris dans le doute, a fini par faire appel au hasard. Il a pris sa gomme, a marqué oui sur un côté et non sur l’autre. Il s’est mis à lancer la gomme en l’air, dix fois, et à compter le nombre des fois où il obtenait oui ou non. Autrement dit, la question pour lui était devenue : à quel Autre faut-il faire appel pour sortir de l’embarras ? Ce garçon a trouvé sa solution en faisant appel au hasard, un choix que je considère encore plus audacieux que celui de Pascal dans son fameux pari.

Une patiente musulmane croyait ferme qu’elle était possédée par les djinns. Rien ne marchait pour elle. Chaque fois qu’elle avait un projet, elle était sûre que quelque chose allait l’empêcher de se réaliser. Pire encore, chaque fois qu’elle rencontrait un homme bien, et qui lui exprimait son attachement, son comportement changeait et elle devenait par la suite absolument invivable. Pour elle, cela prouvait sans l’ombre d’un doute qu’elle était possédée et les djinns faisaient tout pour rendre sa vie impossible.

Elle m’avait demandé d’emblée si je croyais aux djinns parce qu’elle voulait être sûre que je comprenais sa souffrance.

Voici rapidement ce que Djinn veut dire en arabe :

Le Sourate An Nas : « Je cherche protection auprès du Seigneur des hommes. Le souverain des hommes. Dieu des hommes. Contre le mal du mauvais conseiller, furtif qui souffle le mal dans la poitrine des hommes. Qu’il soit un djinn ou être humain. »

Le dictionnaire, Lissan El Arab, nous explique que le Djinn c’est celui qu’on ne voit pas. On dit Djunna al rajoulou, c’est à dire, il est devenu fou. Al djinniah, le féminin du djinn, est à la fois celle qu’on ne voit pas, mais aussi, la femme qui prend possession de vous. junintou biha. ‘Je suis devenu fou d’elle’ le fou de Leila ou le fou d’Elsa en sont les exemples parfaits.

On les appelle les djinns parce qu’ils sont devenus invisibles. Ijtanabou aan al absar.

Le dictionnaire nous donne une autre explication précieuse en se référant au verset 158 de la Sourate al saffat : « Et ils ont établi entre lui et les djinns une parenté, alors qu’ils ‘les djinns’ savent qu’ils vont être emmenés. » ‘Pour les châtiments’

Comment comprendre ce verset ? Il est établi qu’une partie des Arabes à l’époque, croyaient que les anges étaient les filles de Dieu nées d’une liaison entre lui et les djinns. Voilà pourquoi le verset est venu pour mettre fin à cette liaison et à cette parenté supposées. Bref, j’ai repris la référence coranique pour démontrer la complexité d’une croyance comme celle de cette patiente. Les djinns c’est l’invisible. Ils prennent possession de quelqu’un par amour ou par malveillance. Manjnouna, c’est la folle. Cette patiente est possédée par un djinn, elle est majnouna. Seulement, pour elle le signifiant djinn n’accepte pas l’équivoque et maintient le symptôme dans un champ de significations étroites et univoques. Un djinn est un djinn. Point. Il lui fait dire ou faire des choses et contre cela, personne n’y peut rien.

Personne, non. De tels patients passent normalement par toutes sortes d’imams ou de marabouts qui pratiquent des thérapies inspirées du Coran. Ça marche parfois, comme cela arrive grâce à la suggestion, mais parfois, cela ne marche pas, et c’est alors, qu’on voit quelques uns arriver dans nos cabinets d’analystes. Ils viennent nous voir non pas pris dans le doute au sujet de leur croyance en un Dieu tout puissant, ou dans le don des intercesseurs, mais pour nous interroger sur ce qui en eux, suscite autant la colère divine.

Que peut-on faire ? A-t-on le pouvoir de chasser les djinns ? Nous, non, mais l’équivoque, oui. Seul l’équivoque est capable de jouer un tour au djinn. Seulement, pour entendre l’équivocité du langage, on n’a qu’une solution, la surprise celle que les jeux des signifiants et des lettres provoquent.

Alors qu’elle se lamentait de la sorte, je l’ai interrompue et j’ai lancé : « je me demande ce que le djinn me dirait si je lui demandais de m’interpréter ces vers :

« Juninna bi Leila wa heia junat bi gheirina

Wa Oukhra bina majnounaton la nouridouha. » Attribué à Kais ben al moulawah (545/688) ou le Fou de Leila

‘Je suis fou de Leila,

Mais elle est folle d’un autre,

ET une autre est folle de moi, mais je ne veux pas d’elle.’

Elle m’a répondu sans se rendre compte de ce rapprochement qu’elle faisait entre djinn et junoun : « Peut-être allait-il devenir dingue lui aussi !»

J’ai repris : est-ce que le djinn devient dingue quand il est amoureux fou ? Oui, dit-elle. Il y a plein d’histoires de djinns fous d’amour dans « Mille et une nuit ».

La poésie est une grande alliée quand elle vient reprendre habilement les thèmes qui nous rendent sourd au nom de la vérité dont ils sont censés être l’émanation. Le djinn est reconnu en tant que tel par le Coran, alors, il est véridique comme l’est son impact sur le vécu de cette femme.

Un autre exemple, qui met en jeu l’effet de la lettre est le suivant : un musicien classique qui a suivi un travail de psychothérapie m’a exprimé sa surprise d’entendre de la musique classique dans ma salle d’attente. Il m’a demandé si cette musique faisait partie de la culture arabe ? Je lui ai dit : je vous donne une réponse sous forme de lettres et c’est à vous de les regrouper et de les lire pour la trouver :

Voici les lettres : Dal, Ra, Mim, Fa, Sad, Lam, Sin. Il m’a répondu qu’il ne comprenait pas l’arabe. Je lui ai dit qu’il m’a répondu trop vite, et qu’il est bien placé pour les chanter. Il a vite compris où je voulais en venir et m’a dit que c’était pour moi la meilleure façon de le rappeler à l’ordre.

Vous avez compris je pense, qu’il s’agit de notes de musique arabes que les spécialistes appellent « durar mufassalat », d’Al Farabi, ‘872/950’‘perles séparées’ et qui seraient vraisemblablement à l’origine des notes romaines. Qu’a compris cet homme ? Il a sûrement compris que la lettre est ce qui donne à l’homme son statut particulier dans le règne animal et qu’elle l’inscrit en tant qu’homme dans la diversité des langues tout en échappant à sa maitrise.

DISCUSSIONS

Jean-Luc de Saint-Just

Merci beaucoup Nazir Hamad c’était passionnant la façon dont tu fais entendre comment du côté de la « lalangue » nous sommes vraiment dans une continuité que ne reconnaît pas ce patient. Il a entendu « lalangue » quand tu lui a dit « vous n’avez qu’à le chanter ». Il suffit de la chanter effectivement pour que l’étrangeté à soi même puisse être levée. Noureddine Hamama aurais-tu des questions, des remarques, des objections ?

Noureddine Hamama

Non pas d’objection, mais juste pour insister sur cette question de la poésie antéislamique. Où justement le Coran c’est d’abord une révélation orale. Après il fallait passer à l’écrit et cela a mis du temps parce qu’il fallait trouver quand on écrivait l’arabe il n’y avait pas de signe diacritique cela amenait beaucoup de malentendus. Un mot s’il n’y avait pas les points entre autres pouvait dire plusieurs choses à la fois. Quand ils se sont attelés à cette écriture il y avait le coran bien sur révélé au prophète, mais pour écrire, l’autre corpus qui était là, c’est la poésie. Pour écrire le Coran, il y avait le corpus Coran révélé et puis la poésie. On ne pouvait pas s’en passer. Cela vient du coup poser la question de l’Arabidité du Coran. Il disent le Coran c’est l’Arabe pur et en même temps beaucoup de mots sont issus d’autres dialectes, d’autres langues l’Hébreu, le Perse. Donc, dans cet idiome pur il y a quand même de l’altérité.

Nazir Hamad

Merci de rajouter cette question parce que cela va faire partie pour moi d’une deuxième intervention. Il n’y a pas que la langue Arabe, il y a les langues sémites. En Hébreu on a eu le même problème. Comment on passe de l’oral à l’écrit ? Dans une langue où la voyelle ne s’écrit pas, comme dans la langue arabe, on met un signe pour signaler que la voyelle est là. Du même, la langue arabe s’écrivait sans points. En Hébreu, il y a une thèse que je trouve formidable : A supposer qu’il y a un texte sacré. Ecrire le texte c’est le désacraliser forcément parce que écrire les voyelles et mettre les points c’est une œuvre de l’homme, c’est un acte de l’homme. Donc, quand un homme écrit le texte il l’écrit effectivement avec ce qu’il va rajouter à ce texte et dans ce sens, il va le modifier forcément. Comment l’Islam a réussit à résoudre un peu le problème. A chaque fois qu’une révélation arrivait Mohamed dictait la révélation à quelqu’un qui l’écrivait. Il y avait l’écrit et il y avait aussi ceux qui apprenaient le Coran par cœur. C’était courant à l’époque. On apprenait un poème de 300 ou 400 vers en les lisant ou en l’entendant une seule fois par exemple. Ceux qui apprenaient par cœur, les oralistes, si on peut les appeler ainsi, garantissaient en quelque sorte l’authenticité du texte. Mohamed s’est entouré de beaucoup qui ont appris le Coran par cœur. Au début de l’Islam, dans la période de Jihad, beaucoup d’entre eux mourraient et donc il y avait péril en la demeure. Ce fut donc une nécessité d’écrire le texte. Mais comme il y en avait dans chaque tribu et que chaque tribu avait son dialecte avec son vocabulaire propre, il fallait unifier la langue. C’est pour cela que pour dire chameau vous trouvez cinquante mots différents. Pour dire cheval il y en avait une centaine. Voilà pourquoi le Coran en fixant une langue écrite est venue unifier cette langue aussi. La langue allemande moderne s’est faite grâce à la traduction de la bible par Luther. Luther a traduit la bible, mais aussi a jeté la base de la langue allemande moderne. Le Coran aussi a jeté la base de l’unification de la langue arabe. Donc, ils ont regroupé tout le monde et ils les ont écouté et comparé. Ils ont essayé de résoudre le problème de diversité pour réussir à écrire le Coran. Ce que les érudits Hébreux disent est valable en Islam : le texte écrit est un texte revisité par les hommes. Ce qu’on a rajouter c’est le travail de l’homme, ce n’est pas le travail de Dieu. Cela dit, les érudits Hébreux ne sont pas tous d’accord autour de cette question. Les Musulmans aussi ne sont pas tous d’accords enter eux. Pour quelques uns le texte est descendu tel quel et on a rien rajouté, on a rien enlevé et il n’y a rien à en dire.

Noureddine Hamama

Le mot quand on vient à l’écrit il y a la question de la grammaire qui vient. Le mot Arabe de grammaire veut dire aussi « direction ».Grammaire = Nahou et Nahoua = en direction de. Donc cela pose la question de comment on va l’écrire, dans qu’elle direction on va aller.

Jean-Luc de Saint-Just

Ce que je trouve très intéressant dans ce que tu as amené et qui a été repris par Noureddine Hamama, c’est cette dimension de l’écriture justement où il n’y a pas les points, ni la voyelle. C’est là où cela renvoie à la responsabilité du lecteur qui va devoir faire avec ce vide, un vide sans garantie. Puisque rien ne vient donner la bonne lecture de ce qui a été écrit d’une oralité. Sauf à vouloir se débarrasser de cette responsabilité en figeant la lecture d’une écriture. Ce qui est une façon de méconnaitre la structure du langage, celle qui opère dans chaque langue. Si dans les langues sémitiques ce qui est absent c’est la voyelle, alors le réel ne se localise pas au même endroit que dans notre écriture alphabétisée. L’absence dans l’écriture chinoise est entre les idéogrammes. De façon simpliste nous pourrions dire que là ce sont les mots de liaison qui sont absents. La responsabilité du lecteur chinois va être d’articuler les différents idéogrammes entre eux pour lire la poésie. C’est ce qui me semble précieux de repérer comment le vide, l’absence, n’est pas localisé au même endroit.

Nazir Hamad

C’est intéressant parce qu’une langue connaît des différences d’une région à l’autre. Noureddine Hamama est algérien, moi je suis libanais, nous n’avons pas le même lien à la voyelle. Les nord-africains ont tendance à escamoter la voyelle. Un libanais prononce « Karim » en insistant sur la voyelle, tandis qu’un algérien peut dire « Krim ». Il y a un film que je vous conseille vivement c’est « Much loved » un film Marocain. Je suis vraiment désolé que l’Etat marocain prennent une position bête vis à vis de ce film magnifique en l’interdisant. La prostitution déshonore la Maroc ? Non, car la prostitution n’est pas que marocaine. Il n’y a pas une nation qui n’a pas ses prostituées. Dans le film il y a une prostituée paysanne qui s’appelle Hlima et comme il y a des clients du Moyen Orient, ses amies l’ont conseillée de dire « Ahlam » car « Hlima », n’est pas assez élégant, « Ahlam » fait plus sexy.

Elisabeth La Selve

Je voudrais revenir sur cette histoire de voyelle. Parce que la bible a posé des problèmes de traduction, puisqu’un des schismes a été la question de la traduction. Pour le Coran et les textes Hébraïques il s’agissait de la question de l’auteur. Tant que c’était à l’oral, puisque ce qu’écrit l’homme c’était de pouvoir écrire l’oralisation. Donc c’est la question de l’auteur et de l’interprétation qui vient se mettre là. Alors que pour la bible c’est une question de traduction. Une interprétation qui est moindre parce qu’il y a beaucoup moins d’exégèse pour la bible, que pour le Coran ou pour le texte Hébraïque. Donc, aujourd’hui comment cette question de l’auteur vient ressurgir d’une certaine façon. Puisque vous disiez que cette histoire là était au moins une explication pour la problématique actuelle.

Nazir Hamad

Le point sur lequel j’ai insisté c’est le rapport à la vérité. Le rapport à la vérité est dans le corps du Coran ou dans la descendance du prophète. C’est pour cela que chez les Chiites on insiste sur la lignée du prophète. Comme chez les juifs on en trouve quelques uns qui remontent jusqu’à Adam. Autrement dit, un lien ininterrompu les lient à Dieu. Là chez les chiites et parfois chez les Sunnites aussi, on remonte la chaine jusqu'au prophète et dans ce cas là le rapport à la vérité n’est plus le même. Est-ce que le fait de descendre du Prophète m’affecte de manière positive dans mon approche de la vérité Coranique ?

Elisabeth La Selve

Je vais préciser ma question. La vérité elle est du côté de l’énonciation.

Nazir Hamad

Quand on dit vérité restons quand même dans l’impossible à représenter. C’est justement cette question qui fait le conflit entre les gens à texte révélé. La vérité est du côté de quel texte ? Cette vérité là relève du réel et non de la réalité. Herder dit quelque chose d’intéressant. Les vieilles nations à texte sacré ont toujours voulu faire une OPA sur le réel et la Vérité. C’est un danger de prendre le réel en otage. Nous avons affaire dans le monothéisme au fait que chaque religion à pris le réel en otage. Qu’est-ce qu’il faut payer pour libérer le réel ? On le paye de son sang.

Jean-Luc de Saint-Just

Il y a un terme de Lacan qui dit cela très bien. Il parle de la « varité ». C’est ce que nous fait entendre Nazir Hamad, la « varité » de la langue quand elle se parle. C’est ce qui nous fait difficulté, puisque cela laisse chacun de nous face à la responsabilité de sa lecture. Sans que rien dans la langue et même dans le texte, si on le lit, ne vienne garantir quoi que ce soit, puisque la langue est fondamentalement équivoque. C’est une difficulté partagée par les « parlêtre ». On aimerait bien avoir la vérité, mais si celle-ci se dit, ce n’est qu’à mi dire.

Noureddine Hamama

Peut-être une question à Nazir Hamad. C’est sur le mot sacré. Sa définition dans la langue Arabe n’est pas évidente. Elle pose beaucoup de problèmes. Souvent quand on parle de sacré, peut-être dans la langue française aussi, c’est souvent par opposition au profane. Je me demandais dans la langue Arabe quel est le terme équivalent pour désigner le sacré et pas du coup nécessairement en opposition au profane. On peut penser à « Haram » cela induit quelque chose de divin, mais quand on pense à un autre terme « Mana’a».

Nazir Hamad

« Haram » cela vient de « Horma » la femme et aussi l’honneur. « Harim » les femmes, « Al Haram, al Houroma, al Harim » ont donc la même racine. Ce n’est pas un hasard si la femme se trouve au centre de ces références ; La femme, le réel et l’interdit. Je trouve que c’est assez intéressant comme approche. « Al Horma » c’est vraiment l’interdit. « Al Haram » c’est le sacré par excellence. On dit « Al Haram echarif » pour désigner la Mecque.

Noureddine Hamama

Le mot « memnou’ » c’est aussi interdit, par rapport à « Haram » qui veut dire aussi interdit. Est-ce que là on appui sur le religieux, le divin, et « memnou’ » on serait dans le profane ?

Nazir Hamad

« Hourima » dans le Coran c’est il vous est interdit. Ce n’est même pas il vous est recommandé. C’est « Hourima alaikoum », il vous est interdit, par exemple par rapport à l’alcool et le cochon.

Noureddine Hamama

Donc il y a un sujet divin dans la phrase.

Nazir Hamad

Cela fera partie d’une deuxième intervention la structure grammaticale de la langue. Les phrases nominales il y en a plein. Le sujet ne s’écrit pas. Je n’ai pas besoin de dire « je » comme en langue française. Pour faire une phrase condensée, il est possible de faire un mot. « Hourima » c’est-à-dire je vous ai interdit, nous vous interdisons, il est interdit.

Annie Delannoy

Cela ne s’écrit pas, mais cela ne se dit pas non plus. On ne dit jamais « je ».

Nazir Hamad

Oui, par exemple vous me dites vous voulez manger, vous avez faim. Je vous dit « Akeltou ». J’ai mangé en un seul mot. Dans le Coran on dit « ? Dieu me protège de dire « je », de dire « Ana ». Vraiment quand je dit « Ana » c’est plus que de se mettre en avant, c’est plutôt un orgueil malsain.

Jean-Luc de Saint-Just

Ce serait intéressant que tu reprennes cela dans les effets que cela peut avoir cette grammaire. Est-ce que cela a des effets particuliers dans la subjectivité ?

Noureddine Hamama

Pas de narcissisme !

Jérôme La Selve

Puisque tu as dis la grammaire tout à l’heure cela me fait penser au sens, avec ce qu’amène Lacan, quel sens, qu’elle direction dans l’équivoque du mot sens. Je me demandais si la grammaire en Arabe ne faisait pas le lit de l’équivoque, de la polysémie des mots.

Noureddine Hamama

Aujourd’hui il y a des dictionnaires d’Arabe où vous avez un mot qui a plusieurs significations.

Nazir Hamad

Je vais vous faire écouter la récitation, parce que c’est un art majeur en Islam. Les deux personnes les plus connues du monde Arabe et au delà, c’est l’imam Abdelbasset et la chanteuse Oum Kalthoum. Il nous le fait écouter… Avouez que c’est magnifique non ? Cela nous berce. J’arrête parce que je risque de finir par vous convertir (rires).

Jean-Luc de Saint-Just

Ce qui est intéressant dans ce que tu nous fais entendre dans le rapport à la langue étrangère, c’est ce rapport premier que nous avons à la « lalangue », à la musique, au chant. Là nous remarquons que nous pouvons être extrêmement sensible à une langue chantée, à la musicalité de la langue qui nous touche y compris de façon très forte, très intime, nous écoutons tous des chansons dans des langues que nous ne comprenons pas nécessairement, sans du tout être gêné par le fait que le sens est totalement absent. On est dans une continuité ou l’on est touché par les effets y compris physiques que cela peut produire, et sans qu’il y ait besoin de quelque traduction que ce soit. Il est important de repérer cela, de le noter, parce que cela nous renvoie dans une continuité cette musicalité.

Nazir Hamad

C’est cela la force de l’Islam. Cela, vous l’avez constatez en écoutant l’Imam : la force de la « lalangue » dans la conversion. Beaucoup de musulmans qui ne sont pas de langue Arabe se sont convertis à l’Islam rien qu’à écouter le récitation. Ils ont tout de suite été affectés par la langue. C’est cela la langue le réel et le Dieu. Et c’est vrai que si vous prenez un quart d’heure à écouter cet homme vous êtes affectés, comme vous pouvez être affectés par le chant des meilleurs chanteurs lyriques, dont on ne comprend pas ce qu’il dit. Si ce n’est que l’on sait que la seconde chante l’amour, alors que le premier c’est le sacré. C’est pour cela que cela n’a pas prêt de changer. Le Coran se récite, on refuse de dire se chante parce que cela fait profane. On dit réciter. Si je vous fais écouter Oum Kalthoum vous verrez qu’il n’y a pas de différence avec le chant profane.

Jérôme La Selve

Il y a une modulation de quoi dans ce que l’on a entendu ? De la lettre ?

Nazir Hamad

Ces deux personnages sont les meilleurs lecteurs de la langue Arabe. Il nous fait écouter une chanson profane de Oum Kalthoum… Les musulmans ne veulent pas croire que c’est commun. C’est presque Shahrazade donc...

Noureddine Hamama

Nazir, une question… Est-ce que du coup puisque l’on parle de texte sacré, la langue Arabe peut-on dire qu’elle est profane du fait que ce n’est pas une langue qui appartient uniquement aux musulmans ?

Nazir Hamad

Cela dépend. Si l’on part de l’hypothèse que cette langue représente une continuité depuis le mythe originel de la création jusqu’à maintenant, on peut déduire que cette langue est sacrée. C’est une vision de l’esprit. C’est de la croyance. Si l’on n’est pas croyant on peut le prendre comme un mythe fondateur. On a tous besoin de mythes fondateurs, on s’organise avec, mais dire qu’une langue est sacrée c’est autre chose. C’est pour cela que j’ai tenu aujourd’hui à faire la différence entre le texte et la langue. Cette langue a au moins inventé des choses qui ont été des filles fidèles, la poésie et le Coran. Ce n’est pas la langue qui est sacrée c’est l’attribution du texte à Dieu. Ce n’est qu’une attribution, ce n’est qu’une croyance. J’ai commencé avec cette confusion entre la langue et l’identité. Nous l’avons révélé en Arabe pour que tu avertisses en langue Arabe. Il n’y a pas que les juifs, vous avez compris, qui est un peuple élu. Toutes les religions monothéismes bénéficient de cette élection. Seulement les Arabes disent, vous avez vu Dieu nous a élu par deux fois élus. La première élection se trouve dans « vous êtes la meilleur des nations qu’on a envoyé aux hommes etc. Et la deuxième élection est celle de leur langue.

Noureddine Hamama

Donc du coup c’est très difficile de venir toucher à la langue.

Nazir Hamad

C’est pour cela que les musulmans errent en ce moment. Comment peut-on écorner un peu le sacré afin que l’on puisse ouvrir un lieu Autre ? Que l’on puisse se parler tranquillement ? Ce qu’il y a de vrai entre les musulmans, est aussi vrai entre juifs et musulmans au moyen orient. Comment on peut ouvrir un espace Autre pour que l’on puisse dire : attendez, une vérité religieuse en vaut une autre. Nous allons nous entretuer jusqu’à quand ? Tant que les religions mettent en avant une origine et une Vérité immuables, cela nous laisse forcément dans une impasse dramatique. Si l’on part de l’hypothèse que la Vérité est un attribut qui n’appartient qu’à Dieu, cela pourra peut-être nous permettre de parler.

Question de la salle

Est-ce que cela veut dire qu’en Arabe il n’y a pas comme en français d’évolution quant à la compréhension des mots ? On ne parle plus en vieux François, comme cela se parlait avant. Est-ce que cela veut dire alors que la langue est restée exactement la même et que l’on ne doit pas la changer ?

Nazir Hamad

Le texte Coranique est resté le même. Il n’a pas bougé, la typographique non plus. Cela permet à ceux qui savent lire de se repérer grâce aux signes et non pas aux lettres. La langue arabe quant à elle, elle évolue en permanence. Celui qui est allé à l’école parle au moins trois langues.

Frédéric Scheffler

Est-ce que l’Arabe c’est une langue maternelle pour la population musulmane ?

Nazir Hamad

Cela dépend où, pour un Pakistanais non, pour un Afghan non.

Noureddine Hamama

Je vais essayer d’en parler la prochaine dans le cas du Maghreb et particulièrement dans le cas de l’Algérie. Moi l’Arabe classique, littéraire, c’était comme une langue étrangère pour moi. Je l’ai appris à l’école comme le français. Ma langue maternelle c’est ce qu’on appelle le dialecte algérien. Je vous donnerais des exemples de comment ce parlé il prend de toutes les autres langues et notamment le français. Oui, l’Arabe classique qui s’écrit, codifié, qui ne bouge pas, pour le Maghreb ce n’est pas la langue maternelle. Au Maghreb vous avez d’autres dialectes qui sont des langues maternelles, le Berbère, le Mozabite, le Chaoui, etc. Donc l’Arabe littéraire dans tout le Maghreb cela s’apprend à l’école.

Jérôme La Selve

Est-ce que du coup cela lui donne son côté sacré à l’Arabe littéraire ? Par rapport aux autres langues qui sont parlées.

Nazir Hamad

On apprend l’Arabe à l’école, c’est vrai aussi au Liban. Il y a la langue qu’on parle à la maison qui est la langue maternelle puisque l’on parle de la langue maternelle. C’est pareil avec les Suisses, ma femme est Suisse, quand je l’entends parler avec ses cousins et ses cousines, elle parle une langue et quand elle écrit ou parle avec les allemands c’est tout à fait autre chose. Cela me fait rire. Je lui dis alors est-ce que c’est vrai que c’est une langue ce que tu racontes ? C’est vrai qu’il y a la langue de la maison, la langue de la rue, et puis il y a ce que l’on apprend à l’école. Les Suisses appellent cela l’Allemand haut. Comme en Arabe on peut dire les « daridjas » dialectales et parmi les daridjas il y en a même qui dépassent les frontières nationales comme par exemple l’Egyptien grâce au cinéma et à la télé, la vidéo. Et nous les libanais on nous privilégie en disant vous avez le plus beau dialecte. On nous flatte de temps en temps. Puis il y a l’Arabe de la radio et de la presse, des livres aussi, qui ne cesse pas d’évoluer. Maintenant à mon âge quand je lis les livres d’aujourd’hui et quand je lis les livres d’il y a cinquante ans, je vois une différence importante. Le nombre de mots que je ne connaissais pas est significatif. C’est cela une langue vivante.

Annie Delannoy

Si j’ai bien compris vous disiez que c’est le passage à l’écrit, le Coran, qui a unifié cette langue, ce qui la lie au sacré.

Nazir Hamad

Le texte l’a codifié grammaticalement et dans l’écriture il a privilégié un certain nombre de mots. Il y a certains spécialistes que Mohammed a privilégié la langue de sa tribu au détriment d’autres langues. Si vous lisez la poésie antéislamiste, les spécialistes vous disent de quelle tribu et de quelle langue viennent tel ou tel textes. Le Coran finalement pour que ce soit lisible et compréhensible par tout le monde, il a opéré un choix de vocabulaire. Si l’on dit le chameau avec 100 mots lequel est le bon ? On ne va pas utiliser 100 mots pour dire chameau, donc il fallait trancher dans les expressions, dans les métaphores, etc. Le Coran est en quelque sorte un parti pris linguistique. Moi je le dis parce que j’ai une certaine liberté dans la lecture, mais un croyant va dire non, c’est un choix divin.

Question de la salle

Cela m’avait beaucoup choqué lorsqu’en Tunisie la constitution a été voté, pourquoi on avait mis langue officielle langue Arabe et pas le Tunisien ? C’est par rapport à l’Islam et au Coran, parce que personne ne sait parler Arabe en Tunisie. C’était un grand débat là bas.

Nazir Hamad

Oui c’est une question très complexe. Parce que faut-il privilégier l’identité nationale ou la nation Arabe ou musulmane ? Chez les nationalistes cette question reste très présente. Elle arrivait à son apogée avec Nasser, cette question de la nation Arabe. On ne parlait plus de l’identité nationale. On disait à mon époque quand j’étais jeune au Liban, on disait je suis arabe. Après nous avons vu le déclin de ce mouvement. Il est tellement déclinant que beaucoup d’Egyptiens ne se disent plus Arabes. Une partie des libanais se disent phéniciens. Il y a un déclin terrible de cette notion. Il y a encore chez certains gouvernants, chez des certains hommes politiques, un sentiment de responsabilité vis-à-vis de la nation.

Jean-Luc de Saint-Just

Je voudrais juste faire remarquer que même lorsque la langue maternelle n’est pas distinguée comme langue, on demande aux enfants à un moment de leur éducation de sortir de la langue maternelle, de parler une autre langue, celle de la scène sociétale. Ils vont d’ailleurs pour cela à l’école maternelle. Ce qui est autre chose que ce que nous décrivons là de la façon dont une langue ou une écriture fait lien social, fait nation. En Chine ce fut une écriture, le Mandarin qui permettait quelque soient les langues parlées, souvent très divergentes, de s’écrire, d’où la structure très particulière de l’écriture chinoise en idéogramme. En France, ce fut une langue, le français d’Ile de France. Ce qui est décrit là c’est une langue et une écriture qui viennent nouer, faire lien, entre différents parlés dialectaux qui coexistent. Ce qui vient poser une question : celle de la tension entre le pluriel de ces langues et l’un de cette langue. Faut-il parler de la découverte de la langue Arabe ou des langues Arabes, comme dans la poésie préislamique ? Si j’ai bien compris il n’y aurait pas qu’une langue Arabe, mais des langues arabes ? Qu’en dites-vous de ces tensions ? Comment faudrait-il alors intituler notre séminaire en prenant acte de ce qui a été dit ce matin ?

Annie Delannoy

Quand vous parlez d’être Arabe et que cela temps à se déliter. Tout à l’heure Jean-Luc de Saint-Just parlait des langues et des dialectes variés. Je me disais, mais alors on parle du retour des communautarismes avec des traits identitaires. Est-ce que cela a trait à cela ? Le grand écart entre ce vœu pieu d’un Esperanza qui serait une langue de tous ou tout le monde se comprendrait. Et puis ce retour à ce vœu identitaire, comment peut-on voire un peu clair là dedans ?

Nazir Hamad

C’est un débat que j’ai eu avec Moustafa Saffouan avec lequel je ne suis absolument pas d’accord. Lui, il prêche le retour à la langue dialectale. Il dit qu’après tout, c’est la langue de la rue, c’est la langue du quotidien, c’est la langue dans laquelle tout le monde parle. Il a même écrit des articles et traduit des livres en langue dialectale. Moi, cela me fait rire. Je lui ai dit que vous écrivez en langue dialectale et vous la destinez aux gens illettrés. En tous les cas c’est de l’écrit que vous envoyez. La question c’est l’école. Ce qui a unifié la langue française, c’est l’école un point c’est tout. Entre les Corses, les Catalans, les Bretons, c’est l’école qui a fait la langue française et qui a unifié la langue parlée du pays.

Le problème dans la langue Arabe, et que Safouan semble ne pas prendre en compte, c’est l’illettrisme. La moitié des Arabes sont illettrés. C’est justement là où réside le vrai problème de la langue arabe. Plutôt que de prêcher pour la langue dialectale, prêchez plutôt pour généraliser l’enseignement pour sortir les Arabes de leurs difficultés. Quand on parle d’un pays comme l’Egypte c’est 20 millions d’illettrés. Au Maroc, pratiquement la moitié des Marocains sont illettrés. Et ainsi de suite… Le problème est là la permanence de la pauvreté et de l’illettrisme. Faisons en sorte que chaque enfant puisse parler une langue correcte, riche, vivante, avec des apports logiques, scientifiques, culturels, artistiques, etc. Qu’est-ce qu’on dit d’un algérien qui n’est pas allé à l’école, qu’il se dise Arabe ou pas ? Il a été privé d’un enseignement correct. Pareil pour un Egyptien. Pour ceux qui sont allés à l’école. On se parle alors sans aucun problème, on se comprend sans aucun problème. C’est ce qui fait une continuité linguistique. Ce qui ne fait pas continuité linguistique, c’est effectivement l’illettrisme.

Jérôme La Selve

D’où l’importance de la langue Coranique qui vient unifier. La question que je me posais c’est que ces gens illettrés qui ne sont pas allés à l’école, lorsqu’ils entendent comme on l’a entendu si joliment cette mélodie, qu’est-ce qu’ils entendent ? Est-ce que cela fait la même lorsque nous allions à l’église et qu’on nous donnait du latin ? On ne comprenait pas et pourtant il se passait quelque chose.

Nazir Hamad

Oui, je fais ce parallèle. Qu’est-ce qu’il entend un Pakistanais, ou un Chinois, ou un Indien, ou un Turc ? S’il n’a pas appris la langue du Coran, il entend la mélodie. Peut-être que le fanatisme c’est la mélodie, ce n’est pas le texte.

Jean-Luc de Saint-Just

C’est intéressant cela ! Il entend une berceuse.

Annie Delannoy

Je suis très sensible sur le fait que vous ayez utiliser à dessins je suppose ce terme là. Dévoré, bercé, gavé nourrir par l’art de la récitation. Vous avez dit que c’est aussi le biais de la conversion, mais c’est aussi le champ des sirènes. D’être ramené à cet endroit là pour y être capté.

Nazir Hamad

Exactement !

Noureddine Hamama

L’école Coranique en tous les cas dans le Maghreb on entre dans l’Arabe par cela, mais pas du côté du déchiffrage du texte c’est juste de la récitation et aussi apprendre par cœur. Même collectivement avec des gestes répétitifs, tous pareil. C’est comme ça que le Coran est appris et donc du coup la langue Arabe du Coran : le souffle et le corps.

Nazir Hamad

Moi je me souviens quand j’étais au lycée à Beyrouth. On était tous athées sans exception pratiquement. C’était une ville athée. J’étais dans une école élitiste Sunnite qu’on appelle le Macassed. Il y avait un enseignement religieux, mais quand j’étais au lycée l’Imam n’a jamais pu entrer dans le lycée. Il y avait toujours un comité d’accueil pour le foutre dehors. Alors que c’est une association musulmane où il y avait toute la bourgeoisie sunnite de Beyrouth. Vous trouviez là dedans des fils de ministre, d’industriels. J’étais assis à côté du fils du premier ministre, sans compter les autres fils de ministre. Je vous vu l’imam pleurer devant les grilles du lycée. Parce qu’il n’a jamais pu mettre les pieds au lycée. Mon enseignement au lycée, c’était à celui qui jouait le plus de tours aux religieux. Quand je vois comment il est devenu le Liban.

Une question de la salle

Il y a une question que je voudrais vous poser. Comment se vit l’athéisme dans le monde arabe, dans le rapport à la langue ?

Nazir Hamad

Il y a une phrase très drôle qui est « Dieu merci je ne suis pas croyant ». Vous voyez que l’équivocité est là. On peut se référer à un Dieu, mais ce n’est plus la même référence. Donner à César ce qui appartient à César, vous citer la bible sans vous y référer de façon religieuse.

Jean-Luc de Saint-Just

Je trouve ta réponse absolument fantastique parce qu’elle nous fait entendre que l’athéisme est dans l’équivocité. Ce n’est pas dans le fait d’affirmer une vérité qui serait laïque par exemple, c’est tout autant religieux. C’est dans l’équivocité qu’est l’athéisme. A partir du moment où on habite cette équivocité, il y a une ouverture.

Nazir Hamad

Cela met une barre sur l’Autre, quoi qu’on pense.

Une question de la salle

Je voudrais poser une question à Noureddine Hamama. Dans l’enseignement de l’Arabe littéraire qui serait considéré comme différent de la langue du Coran. Est-ce que cet enseignement par exemple de la grammaire se fait-il hors de la religion ?

Noureddine Hamama

J’ai envie de répondre que de mon temps c’était sûrement comme cela. Les temps ont beaucoup changés. Cette question de la langue Arabe, c’est d’abord comme le disait tout à l’heure Nazir Hamad c’est la langue nationale, mais c’est lié aussi à la question de la colonisation. La révolution algérienne est beaucoup basée là dessus, la langue arabe comme une langue nationale et l’Islam comme religion d’état. Ils se sont basés là dessus pour se défendre par rapport au colonialisme. Parce que la langue qui a fonctionné bien avant l’indépendance, parce que moi je suis né juste avant l’indépendance, même des années après c’était le français. Les études étaient faites en français, l’administration était en langue française, les élites étaient formées en langue française, comme le gouvernement. Après l’indépendance, vers les années 70, où il y a eu une décision d’introduire ce qu’on a appelé en Algérie l’Arabisation. Là, beaucoup de chercheurs disent que cette Arabisation a fait beaucoup de dégâts parce qu’elle était idéologique, qu’elle n’était pas du tout préparée. Je poursuis un peu l’exemple de l’Imam. Après l’indépendance, beaucoup d’écoles soit pour des garçons, soit pour des filles, étaient encore tenues par les sœurs françaises, les pères blancs. Mais c’était laïc. Il n’y avait pas d’enseignement religieux. A cinq ans j’étais dans une école tenue par des sœurs. On a jamais eu d’enseignement religieux. Il y avait beaucoup de maitres et de maitresses qui n’étaient pas forcément religieux et qui nous enseignaient en français. L’Arabisation d’accord, mais avec qui et par qui ? Ils ont envoyé beaucoup de professeurs algériens se former en Egypte et en Syrie se former en langue Arabe. Mais surtout ils ont amené beaucoup de coopérants Egyptiens entre autres. Et là cela a un peu basculé, parce qu’on a eu affaire à des professeurs qui étaient très religieux. Et pour aller dans un autre sens que l’Imam n’a pas pu rentrer dans le lycée à l’époque de Nazir Hamad. Là certains professeurs Egyptiens de l’époque ont imposé des coupures dans le planning au moment des prières il fallait arrêter pour prier. Ils voulaient aller faire la prière. Après ils ont exigé des salles de prière. Moi j’ai eu des professeurs d’Arabe qui n’étaient pas du tout religieux. C’était même des communistes purs et durs. Par contre, c’est en train de changer. Il y a un débat très violent en Algérie sur cette question de la langue Arabe. Parce que la ministre de l’éducation nationale qui n’est pas une arabisante. Parce qu’on dit arabisants par rapport aux francophones. Elle dit tout ce qui est avant le primaire, bien sur il faut garder l’apprentissage de la langue Arabe, mais leur donner la possibilité de parler aussi le dialecte en périscolaire. Cela a fait un débat très violent parce que la seule langue qui était autorisé à l’école s’était la langue Arabe. Même le dialecte pour le périscolaire ce n’est pas possible. Pourquoi pas, mais cela a amené un débat violent de francophone contre arabophone, voire religieux contre non religieux. Le Dialecte étant une langue profane. Du coup les mouvements religieux qui sont à bas bruits en Algérie, sont venus là dessus. Il a fallut l’intervention du premier ministre pour rassurer que l’on n’allait pas toucher à la langue Arabe qui est la langue nationale. Il y aussi la revendication des Berbères. C’était une langue refoulée, annulée, qu’il ne fallait surtout pas parler. Aujourd’hui il y a des télévisions, des journaux en langue Berbère.

Nazir Hamad

C’est ce qui s’est passé dans beaucoup de pays. Pour instaurer une identité, il fallait unifier la langue.

Jean-Luc de Saint-Just

Le fait que nous ayons plus que dépassé la durée de ce séminaire témoigne de son intérêt. Nous vous donnons rendez-vous au 6 février 2016 pour la suite de ce séminaire et nous remercions à nouveau très chaleureusement Nazir Hamad et Noureddine Hamama pour leurs très précieux apports.

 

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