Corinne et Jean-Jacques TYSZLER :« POUR UNE POETIQUE DE LA RELATION MERE-FILLE » :23/03/2016
Conférence de Corinne et Jean-Jacques TYSZLER-Lyon le mercredi 23 mars 2016
Annie Gebelin-Delannoy :
Bonsoir, au programme de ce soir, « Pour une poétique de la relation mère-fille » présenté par Corinne et Jean-Jacques Tyszler. Merci d'avoir accepté notre invitation à venir nous parler de la relation mère-fille sous les hospices d'Elizabeth Vigée Le Brun.
C'est le peintre choisi pour l'illustration de votre propos : Madame Vigée Le Brun et sa fille Jean-Lucie1. Ce tableau a d'ailleurs été critiqué par quelques-unes de nos contemporaines sur la façon de traiter la féminité et la maternité dans sa peinture. Et dont on sait aussi combien la relation avec sa fille a été quelque peu délicate. Cela tombe bien, car c'est une question toujours intemporelle et légitime pour nous interroger encore aujourd'hui.
Je voulais vous présenter : Corinne Tyszler, tu es psychiatre et psychanalyste à Paris, membre de l'ALI dont tu as été secrétaire. Sans vouloir galvauder ta pratique, elle est particulièrement engagée auprès d'enfants et des adolescents. Tu as toujours le souci de nous faire partager avec une grande finesse la clinique psychiatrique et psychanalytique qui nous concerne. Tu es chargée d'enseignement à l'École Pratique des Hautes Études en clinique et psychopathologie et responsable d’un CMP-CATTP adolescents dans l’intersecteur des hopitaux Saint Maurice. Je dis tout ça pour souligner ton engagement dans la transmission de ce qu'est la psychanalyse. Tu seras ici nous y rendre sensibles.
Jean-Jacques Tyszler est également psychiatre et psychanalyste, membre de l'ALI dont tu as été président. Tu diriges depuis treize ans le CMPP de MGEN, rue de Vaugirard à Paris et tu fais des présentations de malades à Ville-Evrard. Tu enseignes également à l'École Pratique des Hautes Études en clinique et psychopathologie.
Je tiens à signaler au passage l’ouvrage fort intéressant que tu as écrit : « A la rencontre de Sigmund Freud », notamment pour dire combien tu es engagé à faire que nous gardions nos références aux textes fondateurs dont tu défends toujours la nécessité de les étudier et de les interroger, a fortiori à partir de notre modernité.
Toi aussi, je n’omets pas de le souligner, tu œuvres à la transmission de la psychanalyse et de sa pertinence à rendre compte de la psychopathologie, donc à orienter un soin psychique.
Ce soir vous nous engagez à interroger la relation mère-fille à partir de ce triptyque : tragédie, épopée et imitation qui fait référence à La Poétique d'Aristote. Épopée, c'est ce qu'une jeune fille doit traverser, pour atteindre à ce qui pour elle, va permettre d'être une identification qui n'est pas imitation.
Corinne Tyszler :
Pour moi, c'est une première de parler conjointement d'un thème commun. Annie m'a transmis l'objet de cette soirée, je l'ai transmis à Jean-Jacques qui m'a dit qu'il n'y connaissait rien à la relation mère-fille. Je vais donc parler en premier, d'une place qui est différente : d'une place de femme, de mère. Et puis aussi d'une place de psychiatre psychanalyste auprès d'adolescents.
Le terme de « poétique », que j'ai trouvé chez Aristote m'avait plu, on y entend le mot de poésie et il nous amène au-delà de cette poésie, puisqu'il engage à ce que tu viens de raconter. Ces trois termes je vais essayer de les nouer ensemble, de les tisser l'un après l'autre. La tragédie, oui, quelques fois la relation mère-fille peut être tragique. Au-delà du tragique, c'est quelque chose à prendre au sérieux tant la clinique nous en dévoile les détours et parfois malheureusement les ratages.
Pourquoi je parle d'épopée? C'est un terme que j'utilise tout aussi bien pour les adolescents : cette traversée, ce mouvement qu'ils ont à faire, qu'aussi bien pour le terme de ce soir. Une épopée parce que ça ne va pas de soi pour une jeune fille, une adolescente, de prendre appui sur les signifiants de sa mère pour essayer d'asseoir quelque chose de sa féminité. Je vous parlerai à ce propos de quelque chose que m'a transmise une collègue : pour que cette identification (qui n'est pas imitation) puisse se produire, il faut qu'une mère et une fille aient une relation de femme à femme. C'est quelque chose qui me paraît très important. Cette identification pour la jeune fille, identification aux signifiants féminins, ne se fait pas sans consentir à ça.
Parler de la relation mère-fille, c'est parler de cette trajectoire qui est plutôt une écriture mère fille qui ne se fait pas qu'à deux voix, mais le plus souvent à trois voix. Et l'écriture de ce lien sera au mieux cette poétique. Cette écriture, petit point un peu compliqué, il me semble qu'elle passe aussi par celle du fantasme. J'essayerai d'être plus simple pour cette question.
Pour parler de la relation mère fille, je vais parler de Bergès. Il était psychiatre, neurologue aussi et un peu notre maître, à tous ceux qui font de la pédopsychiatrie. Bergès disait que ce qui était problématique dans la relation mère enfant (et aussi bien la relation mère fille), c'est le trait d'union. Ce trait d'union, disait-il, peut être catastrophique. Lorsqu'on l'écrit ce trait d'union, il peut être entendu comme un continu, une réciprocité de part et d'autre et qui est souvent entendu comme un trait d'équivalence. Je pense, par exemple, à ses grands encarts publicitaires où ses mères et ses filles posent habillées par le même styliste. Parfois il est même difficile de distinguer qui est la fille et qui est la mère. Ce trait d'union peut aussi être quelque chose de l'ordre d'un savoir, qui malheureusement dans ce cas-là est plutôt un savoir maternel qui vaudrait aussi bien pour sa fille. Ce savoir-là se dispenserait d'une référence Autre, de quelque chose qui serait hétérogène et d'une altérité. À maintenir coûte que coûte ce trait d'union, nous savons tout le ravage que la certitude maternelle peut entraîner en la matière, même de pseudo débilité chez une fille. À maintenir ce trait d'union, aucune demande chez cette fille ne pourra advenir. Et à le maintenir encore, le manque maternel, si indispensable dans une relation mère-fille, ne pourra advenir : en tout cas la certitude de la mère ne pourra être entamée. Je vous fais ce préambule car la question que l'on peut se poser est : Qu'est-ce qui peut dans notre clinique venir barrer, estomper ce trait d'union qui peut être mortifère ?
Il y a une occurrence qui a été amenée par Claire Pouget dans des journées qui ont eu lieu à Grenoble il y a plusieurs années, et que l’on trouve dans les Formations de l'Inconscient2 . C'est assez amusant, c'est un passage où il va évoquer le rire. Je le cite : "L'enfant quand il vous rit, c'est au-delà d'une présence en tant qu'il est capable de le satisfaire. Le rire en tant que justement il est lié au trait d'esprit et au-delà de l'immédiat, au-delà de toutes demandes ". J'ai trouvé que ce passage sur le rire était tout à fait formidable car il vient, à mon sens, creuser l'écart entre cette mère et cet enfant. C'est une façon de dire que finalement ce qui nous importe, ce serait peut-être la métamorphose de ce fameux trait d'union en d’autres traits : trait d’humour, trait d’identification, nous en reparlerons plus loin.
C'est aussi une façon de faire valoir l'importance d'une référence à une autre scène : la scène de l'inconscient. Cette scène de l'inconscient va introduire comme vous le savez cette dimension Autre, qui a l'instar du rire, va dégonfler le sérieux du savoir maternel. C'est le rire à ce moment-là qui fait savoir insu. Il y a bien évidemment d'autres exemples, mais j'avais envie pour commencer et égayer l'atmosphère par cela.
Ce petit clin d’œil à une autre scène ouvre à une autre nécessité : une nécessité logique que Lacan déployait tout au long de ses séminaires. Cette nécessité logique, c'est celle de la coupure au sens où un sujet s’institue d'une coupure. Lorsque Lacan parle de coupure, il parle avant tout de ce qu'il appelle la coupure signifiante. Je vous ferais remarquer à ce propos ce qui est particulier pour une fille, c'est que c'est le même signifiant qui désigne à la fois sa place sexuée et sa place dans la filiation. Chez le garçon, il y a deux signifiants : garçon et fils. Pour faire valoir cette coupure, ce que devrait transmettre une mère à sa fille, ce serait de faire valoir cet écart. Un écart qui existe entre fille et fille. Cela m’amène à vous dire que tout ce qui pourra creuser cet espace entre mère et fille, tout ce qui pourra estomper ce trait d'union fera venir entre les deux une place vide, un manque d'où le lien mère-fille peut s'écrire avec d'autres modalités.
Je vais encore faire appel à Lacan. Dans son séminaire La logique du fantasme3 , il va recourir à une autre logique, c'est la logique eulérienne. Vous savez les cercles. Prenez deux cercles qui seraient celui de la mère et de la fille, l'intersection de ces deux cercles fait valoir une place. Une place vide ou un manque. C'est cette place qui vient écorner le cercle qui représente la mère ainsi que celui de la fille. Tout cela est un préambule pour situer que le lien mère fille ne peut advenir, symboliquement, que s'il se supporte d'un manque. C'est comme ça qu'on peut entendre cette affaire de tragédie dont je parlais au début. Tragédie avec le sérieux que cela présuppose, car vous le voyez c'est tout un mouvement déjà.
Pour ce qui est de l'épopée de la jeune fille, de l'adolescente, c'est une épopée qui peut prendre des détours singuliers. Une épopée parce que par rapport à la question du mouvement et de la trajectoire, une adolescente est obligée de remettre en circuit les signifiants qui ont entouré sa venue au monde et les signifiants qu'elle a pu s'approprier par contingence. Une autre façon de le dire, c'est qu'un adolescent (ou une adolescente) est obligé de remettre en circuit, ce qu'on a appelé dans le jargon lacanien, « la métaphore paternelle », en l'articulant dans différents registres. On peut dire que dans cette épopée de l'adolescence, dans ce temps logique, le fantasme va être sollicité dans sa construction.
Je fais un aparté, je me rends compte qu'aujourd'hui la clinique avec les adolescents fait de plus en plus apparaître des adolescents qui, précisément, ne trouvent peu ou plus d'abri dans le fantasme. Je vous donne un petit exemple que vous connaissez certainement tous : l'explosion des phobies scolaires qui peut peut-être faire entendre comment ces adolescents devant un impératif scolaire, social, familial, d'exigence et de performance, ne trouvent plus comme lieu d'abri que celui du domicile. Dans ma pratique, c'est quelque chose qui est très présent.
Je vais rester sur les berges de la logique, plutôt que de m’aventurer dans les différentes sagas mères filles dont on entend parler à longueur de temps et dont les romans nous en rendent bien mieux compte que notre clinique à proprement parler. Une chose importante que je dois aux derniers enseignements de Lacan, c'est que lorsqu'on écoute comme ça des adolescentes et des jeunes adultes, je crois qu'il faut leur laisser le temps nécessaire pour voyager, dériver sur des mers incertaines. Des "mers" à écrire comme vous voulez. Il faut laisser ce temps se déplier pour que puisse se nouer quelque chose d'autre du côté d'un bord, d'une rive symbolique voir réelle. C'est quelque chose qui paraît important. L'imaginaire de la plainte, c'est ce qu'on entend le plus souvent de la part d'une fille vis-à-vis de sa mère ou inversement d'ailleurs. Si on accepte qu'il soit dévidé, il trouve ensuite me semble-t-il possibilité de pouvoir s'accouder dans un récit.
Dans un récit qui ne sera plus une plainte, mais une adresse que cet adolescent pourra « adresser à ». Je fais un aparté, c'est très important pour un adolescent le passage de cette demande de quelque chose, une demande qui est souvent insatiable, à une demande à quelqu'un, ce qui n’exige pas forcément une réponse. Alors cette demande qu'elle fait, cette adolescente à sa mère, est de prendre appui sur cette dernière pour subjectiver quoi ? Ce qu'on appelle ce réel sexuel qui s'impose à tout adolescent qui ne sait pas quoi faire pour le symboliser, le nouer. Mais aussi ce réel sexuel qui ne vient pas seulement du corps, mais aussi du changement du regard que la fille perçoit de ses pairs et de son père. Ce changement de regard qui lui indique un changement de place et de valeur puisqu'il évoque la dimension du désir. C'est quand même quelque chose de très important.
Puisque je suis dans quelque chose qui est de l'ordre du mouvement, d'une trajectoire, je crois que la féminité pour la jeune fille est un chemin à frayer. La féminité ne se transmet pas comme ça, au mieux une fille apprendra de sa mère que pour elle aussi ça fait énigme et que rien n'est donné au départ. Tout l'accent est mis sur le devenir femme, vous voyez bien au passage que tout ceci n'a rien à voir avec l'imitation dont je parlais tout au début. On est dans quelque chose qui a à voir avec le processus de l'identification. C'est dans ce moment-là, j'en parlais en préambule, que mère et fille peuvent avoir une relation de femme à femme. J'emprunte ce terme à une collègue, Chantal Gaborit, qui fait entendre la possibilité de nouer la relation sur un autre modèle que le trait d'union précédent. Au contraire il s'appuie ou tente de s'appuyer sur l'énigme de la féminité pour chacune d'entre elles.
J'ouvre une parenthèse : ce lien de femme à femme peut parfois s'embourber de façon très dangereuse et particulière, du côté du partage d'un même partenaire sexuel. Chantal Gaborit précisait dans un article qu'elle a fait il y a plusieurs années, que pour Françoise Héritier l'inceste le plus grave serait de partager pour une mère et sa fille, de jouir à la même place d’objet sexuel pour un autre. Et surtout en même lieu, ceci indique qu’il est interdit que mère et fille habitent ce même lieu, ce même lieu, qui est le lieu de la mère. Nous avons là un exemple de trait d'union le plus terrifiant, j’allais dire le plus abject.
Je vais essayer maintenant de vous donner deux exemples issus de ma clinique. Mon premier exemple insiste sur l'importance de la reconnaissance du statut du père symbolique dans le devenir femme d'une jeune patiente. L'autre exemple va mettre l'accent sur l'itinéraire de certains signifiants maternels qui ont pu entourer la naissance d'une petite fille et qui en se transformant va donner une teinte particulière à la relation mère fille.
Le premier exemple, c'est l'exemple d'une jeune femme d'origine maghrébine que son père a chassée hors de sa vue dans un moment particulier : celui de l'adolescence. Ce moment où, sa fille se parant de formes désirables, n'étant plus son enfant chéri, cet enfant qu'il thésaurisait pour lui-même, il commence à l'invectiver de toutes les injures que vous pouvez deviner. La mère de cette jeune femme était en grande difficulté psychique et à aucun moment elle ne s'est opposée à son conjoint. Conjoint qui par ailleurs était très violent, alcoolique par moment. Cette jeune patiente a fui du domicile de ses parents à dix-sept ans et elle a été se mettre sous l'aile protectrice de l'ASE. C'est une jeune fille que j'ai en cure. Aujourd'hui elle a presque 30 ans, elle n'a jamais revu ses parents. Elle vient me voir, car toutes ses aventures amoureuses sont façonnées sur le même mode. C'est-à-dire qu'elle rencontre à chaque fois des hommes précaires psychiquement et qui boivent, ça se termine toujours mal. Parallèlement, sur le plan professionnel, c'est une jeune femme qui s'est démenée et qui se retrouve aujourd'hui chef de service éducatif à l'ASE. Elle s'en mord les doigts aujourd'hui. C'était un passage obligé pour elle. Depuis quelques mois, elle a rencontré un homme très différent et beaucoup plus stable que les précédents. Pour la première fois, elle se lie à un homme avec qui elle veut avoir un enfant, un homme qui lui aussi demande d'avoir un enfant avec elle. Toutes les séances portent sur le devenir mère qui la renvoie à un vide douloureux comme vous vous en doutez. Cela n'a rien à voir avec le manque dont j'ai essayé de vous esquisser la nécessité logique. Elle recherche dans ses souvenirs des points d'appui, non pas de femme à femme, mais des points d'appui de mère un peu aimante. Et puis elle a essayé de retrouver sa mère, pas tellement de la retrouver, mais de la recontacter. Elle sait qu'elle habite la même ville qu'elle. Elle lui a envoyé une lettre qui est restée sans réponse, « inconnue à cette adresse » alors que c'était la bonne adresse. Les images qu'elle sollicite, les images du couple de ses parents qu'elle convoque sont toutes marquées par la violence. La question du désir entre les parents est toujours évoquée avec une crudité sans nom. Vous voyez c'est une jeune femme qui est lestée de souvenirs plutôt rares où sa mère apparaît plutôt aimante et tout le travail de cette patiente va constituer à s'en contenter. Elle se reconnaît à sa place sexuée de fille. Par contre, celle qui renvoie à sa filiation paternelle reste pour elle désespérément lettre morte. Elle ne peut pas, je le disais tout à l'heure, avoir de relation de femme à femme. Elle reste amère, c’est le cas de le dire, sur cet abandon du père. Je pense que vous avez dû aussi rencontrer ce type de situation. Si j'insiste sur cet exemple, c'est parce qu'il y a là aussi nécessité logique de ces jeunes femmes pour pouvoir accéder à quelque chose de leur féminité, à leur désir de mère, il y a justement à pouvoir accepter le père symbolique. Père symbolique, c'est-à-dire d'essayer de rechercher quelque chose où elles se reconnaissent dans la filiation côté paternel. Chez elle, cette recherche se fait sur des décombres d'un père violent, cru, impulsif. C'est un long voyage pour cette patiente où elle trébuche souvent. Nous tenons bon et quelque chose commence petit à petit à se tisser pour elle. Mais elle en est encore loin. Ça c'est le premier exemple dont je souhaitais vous parler.
Le deuxième exemple est complètement différent, vous allez le voir. C'est celui d'une petite fille que j'ai en cure et qui me raconte qu'à sa naissance elle avait un type un peu particulier à tel point que sa mère avait pensé qu'elle avait des traits mongols, pas mongoliens, mongols. Sa mère avait été, me raconte-t-elle, très étonnée par l'émergence de ses traits venus de nul part, venus d'ailleurs. Elle avait été chercher dans un livre de peinture que cette mère avait, un peintre chinois, un tableau où l’on voit une mère chinoise se pencher vers son enfant aux traits chinois. Cette mère n'avait pas pu s'empêcher, à l'époque, de dessiner cette image pour son enfant. Vous verrez pourquoi je raconte ça. Ce qui est très intéressant c'est que les signifiants qui ont accueillis cette enfant à sa naissance, vont, on va s’en apercevoir après dans le travail, vont être prélevés, transformés pour que cette jeune femme puisse inscrire un poinçon particulier (je ne parle pas du poinçon du fantasme mais c'est une manière d'en parler). Le poinçon est cette marque particulière pour quelqu'un, en tout cas ça va inscrire quelque chose de tout à fait singulier pour cette jeune femme. Cette jeune femme, une adolescente devenue tout juste jeune femme, raconte qu'un jour elle avait demandé à sa mère de se promener avec elle pour aller acheter un tableau parce que cette jeune femme devait, pour la première fois, habiter avec son copain. Elle avait envie de pouvoir meubler ce premier appartement. Elle avait envie d'un tableau. Mère et fille déambulent dans les rues, dans les magasins pour essayer de trouver l’objet convoité. Elles ne le trouvent pas vraiment, elles errent un peu découragées. Ce qui est tout à fait intéressant, c'est que la jeune fille raconte qu'à un moment donné elle s'est arrêtée littéralement devant un tableau. Elle a dit : " c'est ça". Ce tableau représentait le corps et le visage d'une femme de profil, esquissé par quelques traits non appuyés. La fille dit qu'elle ne comprend pas pourquoi elle a fait ce choix parce que, précise-t-elle, elle n'aime pas du tout le figuratif. Mais elle dit : " c'est celui-là, ce n'est pas un autre". Elle va nommer ce tableau " la japonaise".
Vous voyez le trajet des signifiants qui vont se transformer métonymiquement de mongol en chinois pour la mère et en japonais pour la fille. Pour aller plus loin, ce qui est amusant, c'est que "japonais" incluait à la fois les lettres du patronyme paternel et maternel. Cette trajectoire métonymique, c'est peut-être ce qu'on peut appeler aussi Père symbolique. Pour le dire autrement ce tableau, par une série de substitutions, transforme le signifiant "mongol" transformant son statut. Il ne devient pas uniquement représentation de l'enfant pour la mère, mais il devient une frappe signifiante pour l'étoffe féminine de cette jeune femme. Je dis ça parce que c'est étonnant la façon dont elle a pu raconter que cet objet l'appelait. Que cet objet la concernait et cette façon dont elle devait y répondre. Elle ne pouvait pas s'y soustraire. C'est une façon de dire que l’objet, cet objet-là, avec toutes les successions dont je vous ai parlé, est, ce qui la cause en tant que femme. Ce qui est intéressant aussi, c'est que sa mère lui avait dit dans l'après-coup, qu'elle-même avait été très étonnée de tout ça. En effet elle avait reconnu dans le tableau en question non pas tant le trait asiatique de cette femme, mais un trait précisément non figuratif, à savoir une ligne courbe que prenait le corps de la mère en se penchant sur son enfant. Elle reconnaissait dans ce tableau la ligne courbe comme dans le tableau qu'elle avait dessiné à son enfant. Il y a cette transformation signifiante et puis il y a l'isolement de ce pur trait, qui fait aussi appel me semble-t-il. Je vais le dire autrement la jouissance du corps symbolisée par la posture de la mère sur l'enfant dans le premier tableau est devenue dans le deuxième pur trait, courbe épurée. Ce qui est également intéressant, c’est que dans le deuxième tableau, il n'y avait pas d'enfant. Il n’y avait qu’une place vide, place vide intéressante, dans le moment où se trouvait cette jeune femme, un manque. Manque dont se soutient la mère pour laisser advenir la trajectoire de femme de sa fille.
Je vais conclure rapidement. Qu'est-ce qu'on pourrait dire de cette traversée du lien mère fille ? Je dirais à l'instar du second exemple que peut-être l'épopée doit pouvoir se soutenir d'une série de métamorphoses pour passer du trait d'union au trait d'identification. Une autre façon de le dire, c'est que le lien mère fille ce serait de passer de l'amour à l'humour et peut-être à la poésie également. Je vous remercie.
Annie Gebelin-Delannoy :
Je crois Monsieur Tyszler qu'il va falloir commenter, discuter.
Corinne Tyszler :
Effectivement, je ne sais pas de quoi il va parler. Il ne sait pas de quoi j'allais parler non plus. C'est une découverte.
Jean-Jacques Tyszler :
J'ai trouvé ça assez précis et en même temps difficile de décrire les cas. Au fond, tu as pris le parti de dire comment se produisait la métamorphose d'une fillette en jeune femme, essentiellement par l'entour signifiant, par quel jeu du signifiant qui vient entourer la sexualité. J'ai trouvé cela très fin, car ce n'est pas facile à décrire. Il faut être assez proche de la narration, d'une forme de topologie clinique pour raconter ça parce qu'usuellement on ne pourrait pas la raconter pour nous-mêmes dans sa propre famille par quel mystère du signifiant ses passages se font ? C'est ça que j'ai trouvé intéressant. On est obligé d'en passer comme souvent, dans nos réunions, par des exemples cliniques. Il n'y a que la clinique qui nous permette de rapporter, sauf à passer par le roman. Là, je vous rapporterai un petit passage. C'est drôle d'arriver en couple, cela oblige à un inconscient plus intimiste que d'habitude. Je dirais que pour ce qui est de mes patientes, je pense tout de suite la relation mère-fille par le biais de la transmission poétique du fantasme. C'est-à-dire de la dimension fantasmatique immédiatement sexualisée. Je dis bien quand je pense à mes petites patientes. Si j'ai à penser et je ne peux pas le faire, c'est presque interdit, si je pense à mes propres filles, nos filles, je ne peux pas faire ça. Ca m'est totalement forclos.
À ce moment-là, si j'avais à décrire assez curieusement du point de vue de la famille, je ne donnerais que des exemples du côté de l'identification. C'est ça qui est assez intéressant, c'est-à-dire que quand on touche à trop d'intime, si vous parlez des vôtres, de vos filles ce qui va vous venir ça a une part de vérité d’ailleurs, mais ça va être des exemples touchant la transmission, l'identification. Pour moi c'est très clair, pour nos filles je peux les ranger du côté des identifications ou bien à l'inverse du côté des trous dans l'identification. Il me sera totalement impossible d'évoquer ce qui me paraît le plus important : non pas la transmission, mais ce qui n'est pas imitation non plus, ce qui prend appui commun, on pourrait appeler ça, ce qui est en partage du côté de la filiation fantasmatique. Voilà ce que je voulais immédiatement vous proposer.
On a les deux bords que la psychanalyse amène avec Freud et que Lacan n'a pas démenti. Usuellement, pour raconter ce qu'il se passe d'une génération à l'autre, on a les deux socles que sont le fantasme et les identifications, du point de vue de la psychanalyse. Il est évident que si vous interrogez un anthropologue ou une sociologue, ils peuvent rapporter autrement. La question n'est pas là. Pour nous, du point de vue de la psychanalyse, ça va être pris dans ces deux règles. J'ai trouvé intéressant que tu fasses un effort pour raconter comment l'entour signifiant fait place à la dimension fantasmatique dans tes exemples. Ce qui est probablement crucial, dans ce qu'on raconte de la difficulté, du bonheur, du ravage de la relation entre une mère et sa fille.
C'est intéressant de voir que quand on parle pour soi-même combien immédiatement une partie se forclot, c'est difficile de faire autrement. Je pense pour des raisons de pudeur évidente. Je ne me vois pas du tout parler de quelque chose que j'aurais pu percevoir de fantasmatique dans le passage d'une de mes filles de la vie enfantine à la vie sexuelle. Ça me paraîtrait incongru. Même nous de manière technique, on marche un peu en crabe sur des questions comme ça. On ne peut pas faire un cours complet sur ce que serait le bonheur ou le malheur d'une relation.
Corinne Tyszler :
Et heureusement!
Jean-Jacques Tyszler :
Oui, on peut faire des cours sur d’autres sujets où on n'est moins soi-même saisi par le refoulement légitime des formes forcloses de la représentation, là ce sont des sujets qui nous obligent à séparer. Pour vous donner, assez curieusement c'est par l'inconscient que ça m'est venu, un exemple - l'écrivain ou le poète qui savent mieux le raconter – Vous allez deviner de quoi il s'agit... Donc il s’agit d'une mère et de sa fille. C'est la mère qui parle :
« - Mais ce messager comment était-il ? Quel âge pouvait-il avoir? As-tu vu la couleur de ses yeux et de ses cheveux ?
- non mère. J'ai regardé aussitôt à terre, comme on doit le faire devant les hommes. Et puis le vent et une poussière claire étaient entrés dans la pièce. J'ai couvert mes yeux de ma main, j'ai seulement écouté les paroles étranges que je n'ai déjà que trop répétées : « Shalom, Myriam. »
- Mais tu n'as vraiment pas eu la curiosité de le regarder en face ? Pas même en écartant les doigts qui cachaient tes yeux ? Si une fille veut voir un homme, elle couvre ses yeux de sa main et puis entre les fentes de ses doigts, elle peut donner un rapide coup d'œil. Les filles font ça depuis toujours, ne fais pas cet air étonné. Elles sauvent les apparences et satisfont leur curiosité. Alors pas même un petit coup d'œil ?
- Je vous assure que non.
Je vous passe un petit passage très sensuel où la fille raconte cette rencontre, et qui se termine par :
- À ce moment-là, j'ai su que j'étais enceinte. Je l'ai su dans mes flancs.
- Quel dommage ma Myriam que tu ne l'aies pas vu en face ! Tu l'avais si près de toi. S'il revient te voir, gardes les yeux ouverts je t'en prie et demande lui quelque chose. Ne reste pas silencieuse.
Alors là, vous allez deviner, par la fin, de qui il s'agit
- A propos, Comment était son hébreu ?
- C'était celui des Saintes Ecritures et pas notre araméen moderne. »
C'est un très joli petit dialogue entre la Vierge Marie et sa maman. C'est superbement écrit par Erri De Luca. C'est un dialogue imaginaire, mais qui est superbe. On se rend compte de la poésie incroyable où la maman transmet à sa façon la transmission des lois d'accueil de la sexualité. On se rend compte chez sa fille que quelque chose va faire annonce de tout autre chose. Je vous laisse le lire ou le relire. Ça vient d'un petit opuscule qui s'appelle Les saintes du scandale où il y a toute une série de figures de femme dont il parle. À la limite, il n'y a pas besoin d'un psychanalyste pour raconter ça. C'est même mieux raconter dans ce petit dialogue tendu entre une mère et une fille. Je dirais que ce qui est dit là, je l'ai moi synthétisé comme ça : peut-être que l'efficace de la relation d'une mère et une fille, c'est que se donne suffisamment de poésie, suffisamment au sens de Winnicott, suffisamment de poésie dans l'entrée de la sexualité de la jeune femme. Si ça s’est produit, dans une configuration où se produit ce miracle et où quelque chose donne suffisamment de poésie à l'entrée dans la sexualité, de mon point de vue il y a quelque chose du mystère de la relation d'une mère et une fille qui serait, du point de vue psychanalytique, quand même un grand bonheur.
Je vous rapporte maintenant un moment clinique. Ce sont des notes que j'ai retrouvées, ils datent d'un moment assez ancien. Vous allez voir tout de suite, comme pour les cas de Corinne, ce sont des exemples assez modernes. Retenez simplement le paradigme qui est la façon dont la mère va s'adresser tout au long de l'enfance à sa fille, ce qui aura des suites : "c'est ma vie de femme, ça ne te regarde pas". Isolé comme ça, ça peut apparaître comme une formule de bon sens. Il faut là, comme toujours, la contextualiser. Contextualiser les aphorismes pour en saisir toute la difficulté. Il s'agit d'une jeune femme, elle est assez jeune à l'époque où je la rencontre. Immédiatement elle va rapporter ce fait de la petite enfance : pour des raisons de topographie toute bêtes, elle a vécu toute son enfance l'oreille collée à la chambre parentale. Elle rapporte donc tout simplement, ce que les enfants racontent souvent, une sexualité parentale accueillante et généreuse. Offerte non pas au regard, mais à l'ouïe de cette petite fille. Ce qui fait que cette petite fille assez tôt, vers six ou sept ans, a pu se plaindre à sa maman du désagrément. Et est venue cette première sentence qui n’a été suivie d'aucun effet topographique particulier dans la maison. " C'est ma vie de femme, ça ne te regarde pas".
Je fais une parenthèse, c'est intéressant pour des raisons de jeu avec Freud. Freud parle toujours des scènes primitives – scènes primitives, scènes de séduction… - Il va de soi que souvent dans la clinique la plus sobre de la vie quotidienne, c'est souvent des bouts de voix qui font scène. C'est-à-dire que c'est la voix qui commande au regard. Là il n'y a pas de scène au sens propre, il n'y a pas de dramaturgie scénique. Dans la vie quotidienne, souvent les voix, les brins de voix, valent évidemment scène primitive. C'est souvent comme ça que c'est rapporté par les jeunes et les moins jeunes en séances d'analyse. La question qui est intéressante, nous sommes dans la transmission de la sexualité entre une fillette et sa maman, est : quel type de topologie va produire cette proximité de la jouissance ? Ce qui est aussi passionnant, mais ça ne va pas vous surprendre non plus et qui rejoint quelque chose que tu as dit, c'est qu'on va avoir d’une part de phobie, c'est-à-dire que cette jeune femme va arriver à l'adolescence puis à l'âge adulte avec une phobie extensive extraordinaire. Ce n'est pas une phobie scolaire là, c'est une phobie sociale très extensive et très invalidante. Donc d'un côté on a une mise en place face à ce réel sexuel une réponse phobique, ce qui est d’ailleurs assez ordinaire on peut dire, et à côté de ça, ce qui est assez étonnant et apparemment paradoxal, mais assez moderne aussi, vous aurez une jeune femme qui, dès un âge assez jeune, se mettra toujours dans des amours multiples.
La première séance où elle arrive, j'ai cru un moment qu'elle délirait, elle m'a dit : "j'ai dû avoir entre soixante et quatre-vingt amants ". C'est intrigant pour une première séance. Je me suis dit où elle me provoque où elle est un peu confuse. Soixante à quatre-vingt amants, vu l'âge qu'elle avait, mécaniquement il y avait quelque chose d'un peu insensé ! Je vous passe les détails pour ne pas être trop cru. Elle menait une vie amoureuse et sexuelle où il y avait toujours au moins deux ou trois compagnons. C'était sa vie normale. Malgré ce choix dispersif de la vie amoureuse, n'empêchait pas d'avoir des crises de jalousies incroyables. Elle passait par des bouffées de jalousie absolument paranoïaques. C'est une jeune femme intéressante, intellectuellement très dégourdie qui a eu un beau trajet après. Avec cette entrée dans la sexualité, il y avait d'un côté une phobie formidablement extensive et un choix d'objets multiples qui est tenu en permanence, et à côté ce qui me paraît paradoxal mais significatif, la passion au sens de la revendication et de la jalousie. "C'est ma vie de femme, ça ne te regarde pas". Quand on raconte un cas clinique comme ça, on a l'aspect typologique, c’est-à-dire, les symptômes la mise en place apparemment déductive de l'entrée dans la sexualité et un certain nombre de symptômes qu'on croit comprendre en rapport. Je dis bien qu'on croit comprendre, car on y amène souvent un soubassement théorique qui force les représentations.
Je vous amène deux petites séances, non pas tellement pour vous faire entendre la typologie clinique, mais comme a fait Corinne un peu le fil du signifiant lui-même. C'est-à-dire comment le mot lui-même, le signifiant, se métamorphose. C'est lui qui va guider au fond la clinique. Quand est-ce que s'est déclenchée la phobie ?
"Quand j'avais seize ou dix-sept ans, je voyageais beaucoup". Avant l'âge effectif de la sexualité, il n'y avait pas de troubles phobiques. Ce n'était pas une phobie scolaire.
"Je suis partie avec des copains dont un dont j'étais un peu amoureuse". Elle se rend dans une station de ski. Elle raconte que dès qu'elle arrive dans cette station de ski, elle est immédiatement « submergée par l'angoisse d'être là-bas, avec lui – alors voyez le signifiant qui vient comme elle était coincée petite - coincée dans le village ».
"- Je me suis blessée le deuxième jour.
- Être coincée ? C'est moi qui l'interroge.
- J'étais coincée physiquement – elle avait une petite entorse – j’étais coincée localement - c'était sûrement un petit village isolé - j'étais coincée psychologiquement - à cause de cette petite envie d'être amoureuse-. En fait il n'était pas amoureux de moi. Ça a failli, il a dit à son copain que peut-être " ; il ne s'est rien passé ».
Mais elle précise qu'elle va rester coincée… Sur ce "Il ne s'est rien passé" Elle a seize ans au moment de cette déception.
Un peu de temps passe, il y a un autre épisode où elle a dix-neuf ans. Elle rencontre un autre garçon. "On avait pu dormir dans le même lit mais… rien, ça m'a rendu folle. Je ne me l'explique pas encore maintenant".
C'est intéressant ce travail du « coincé ». C'est-à-dire, elle est restée coincée petite l'oreille sur la jouissance impérative. Au fond le raisonnement est simple. Elle ne comprend pas logiquement, que si une belle fille comme elle se donne un garçon puisse la refuser. C'est totalement impensable, d'où le fait qu'elle s'entoure en nombre. Comme ça, de manière arithmétique, ça ne peut pas arriver ! Et les deux garçons dont elle parle, eux-mêmes, sont restés coincés. Le même signifiant vient décrire différents embarras : de la fillette face à la jouissance parentale, de la mère en particulier et du coinçage qu'elle a... Du postulat qu’elle a que si elle vient à se donner, un refus est improbable et le fait que, éventuellement contre toute attente, un garçon peut rester coincé. C'est ce qu'on pourrait appeler avec Freud "le bâti du fantasme". De quoi le fantasme singulier nous est obligatoire, par quel type de mots est-il bâti ? Là, le premier signifiant donc, le signifiant "coincé".
Je passe un peu de temps et voilà une autre petite séance. "J'ai toujours pensé dominer les situations amoureuses, sinon je me retrouve vulnérable." Par exemple, elle signale qu'elle s'est disputée à la Saint-Valentin - ce qui est compliqué avec elle c'est qu'il manque des mots pour décrire, elle a son copain du moment et puis elle a toujours un autre copain et souvent un troisième. Sans être indélicat, souvent je ne savais pas comment nommer ces hommes. À part à avoir le prénom en tête ! Tu ne pouvais même pas dire que c'était des amants, car elle était trop jeune pour ça. Il y avait une bizarrerie de nomination – donc, elle se dispute avec un des copains à la Saint-Valentin : « il m'a dit : j’ai pas d'idée. Ça m'a brisé le cœur ». Vous voyez cet impératif que l'autre soit à la combler. Là il y a quelque chose qui est très intéressant du point de vue signifiant. "J’ai construit ce système de protection pour ne pas être à la merci de quelqu'un." Là on a fait un beau travail, car être à la merci de l'autre, c'est quelque chose d'assez puissant. Fantasmatiquement, cette petite fille puis cette femme avait le sentiment d'une prédation intime. Au fond, les rapports hommes-femmes qu'elle avait pu observer ou écouter…. à la merci de l'autre.
Elle va ajouter plus tard en associant : "ma mère était à la merci de mon père. C'est lui qui avait le savoir. Elle était toujours béate d'admiration devant mon père." Je vous évoque cela dans la suite de ce que Corinne a fait. Ce qui est intéressant pour nous, c'est qu'on pourrait prendre un exemple comme ça de manière freudien orthodoxe. Ce n'est pas un cas très compliqué. C'est une fillette qui a toujours vécu au milieu du lit parental, de manière fantasmatique. De manière freudienne, s’en déduit toute une série de symptômes et de difficultés. Comme le symptôme phobique classique qui sert de défense contre la sexualité. Et puis un certain nombre de symptômes plus modernes, tel que la recherche dans la multiplicité. Je ne peux pas tout raconter mais ce qui a fait les années passant, une vie bien réussie, elle a bien mené sa barque. Les formes de défense qu'elle trouvait par rapport à tout ça étaient pas mal. C'est une analyse freudienne. Trop de jouissance dans la transmission fille-mère, pas assez de poésie, et la clinique qui s'en déduit. Ce n'est pas sans intérêt, mais pour nous aujourd'hui ça paraît un peu court de terminer sur une forme d'interprétation comme ça. Surtout que le défaut, c’est que dans la cure elle-même ça vous laisse sans recours. C'est-à-dire qu'elle sait autant que son analyste qu'elle a par trop profité de la jouissance première. On ne lui apprend rien.
Sur quoi une psychanalyse va venir là travailler ? C'est pour ça que je vous ai donné deux exemples de petites séances qui, comme Corinne l'a fait, ne suivent que la métonymie signifiante elle-même. A savoir donc, que tous ces symptômes et toute cette jouissance en passent forcément par certains choix de métaphores signifiantes. Vous avez la métaphore du "coinçage", puis être "à la merci de" et puis elle inventera d'autres petites métaphores pour se sortir d'affaire. Ce qui me paraît le plus important à vous dire ce soir, c'est que dans des cliniques comme ça, qu’on peut décrire sur un mode qui touchent parfois à trop d’évidence, trop de crudité d’évidence, le seul recours qu'il nous reste, c'est de suivre les métamorphoses, les poésies signifiantes. Il n'y a rien d'autre. C'est le fait que quelque chose re-poétise le tissu général du rapport à l'autre qui permet dans le meilleur des cas, comme dans le livre de De Luca, que quelque chose fasse écart.
Ça suffit peut-être un cas comme ça. Qui comme ceux de Corinne sont des cas de rencontre assez moderne. Vous voyez énormément de phobies extensives, qui se doublent de la facilité du support virtuel, et de l'autre côté, on a une typologie de jeunes femmes décidées et pas sensibles à la morale classique.
Si vous vous intéressez à la topologie de Lacan, on sent que l'imaginaire fantasmatique et l'écriture de la position fantasmatique de ses femmes se gonflent rapidement d'un bord beaucoup plus infini. C'est-à-dire que ça ne touche pas à une logique de finitude. La phobie dans ces cas-là devient une forme de plaque tournante de la clinique ouverte à tout vent. Tout va dépendre de la ronde des métaphores qui vont pouvoir être reprises pour guider son pas.
Corinne Tyszler :
On dit souvent que la scène primitive c'est d’en être témoin auditif ou visuel. Et la scène primitive ce n'est pas ça, c'est précisément de ne pas y être. Est-ce que ce n'est pas la contingence de la phrase de la mère, " ça ne te regarde pas, c'est ma vie de femme", qui vient conjoindre regard et voix ? Elle aurait répondu autre chose, ça ne se serait peut-être pas passé comme ça.
Jean-Jacques Tyszler :
Sûrement.
Corinne Tyszler :
Elle n'aurait pas répondu du côté de l'objet, qui est là et dont il faut se défendre.
Jean-Jacques Tyszler :
J'ai terminé pour l'instant.
Annie Gebelin-Delannoy :
Je voudrais dire très rapidement, avant de vous laisser la parole, que par rapport à cette phrase, moi ce qu'il m'est venu c'est quelque chose du côté de l'interdit. Un interdit posé par la mère pour la sexualité de sa fille. Je me suis dit que c'était quelque chose du refus de la transmission, même si le mot de transmission n'est pas très adapté, de la mère à la fille, de quelque chose qui lui permettrait d'accéder à sa propre sexualité de femme. Il n'y a pas là de place pour mère et fille, au regard d’une position féminine, en même temps. Ceci est à l'opposé de l'inceste le plus terrible que tu décrivais d'une mère et d'une fille dans le même lit pour un même homme. Je trouvais que cela témoignait bien de l'écart maximum entre ces deux places.
Une remarque aussi sur ce que tu as présenté dans ta seconde vignette. J'ai été vraiment intéressée, dans votre préambule à tous les deux, par cette question de l'identification qui n’est pas imitation. Je me suis dit que si on reprenait les cercles euclidiens que tu avais présentés, on pouvait presque reprendre ce parcours et quelque chose de l'ordre de l'identification. De l'identification qui prenait appui sur ce vide où effectivement il pouvait y avoir la circulation d'un signifiant qui allait se métamorphoser, mais que chacun avait le sien propre et pourtant qu'il y avait un trait commun, une circulation entre mère et fille à leur insu, qui s'appuyait sur le symbolique et qui du coup faisait sortir d'une identification qui serait totalement imaginaire, qui tirerait plus du côté de l'imitation.
Jean-Luc De Saint-Just :
Pour reprendre la suite de la remarque d'Annie, peut-être que ce point de croisement est le partage d'un manque de signifiants.
Ce que j'ai trouvé éclairant dans vos interventions et que vous avez dit avec beaucoup de finesse et de sophistication, c'est la difficulté pour une jeune fille lorsqu'elle va se confronter à la question de la sexualité. Sa sexualité ne peut pas être normale, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de textes écrits et déterminés sur lesquels elle pourrait éventuellement s'appuyer. C'est quelque chose qui est très bien entendu dans la citation de Jean-Jacques. Dans cette discussion entre une mère et sa fille, elle lui transmet quelque chose : un savoir sur un truc qui consiste à essayer de se débrouiller, de s'arranger avec ça. Effectivement, on peut appeler ça une poétique. Il n'y a pas de textes écrits. Il y a quelque chose qui est à jouer avec les signifiants, à jouer avec l'objet au passage et d'un savoir-faire avec ça.
Cela me fait penser à deux choses, a ce qui a été rappelé par Freud et repris par Lacan : les deux figures de la femme qui sont la mère et de la putain. C'est-à-dire d'avoir à tenir ces deux places incompatibles. J'avais envie de dire au regard du texte de De Luca où il y a la sainte et la putain. C'est-à-dire d'avoir à tenir les deux places et de ne pas avoir de textes pour tenir ces deux places. Il faut s'en arranger.
Vous avez cette remarque de Freud dans l'analyse de Dora. Freud fait ce commentaire qui peut paraître presque choquant : il ne comprend pas pourquoi Dora, à quatorze ans, ne savait pas comment s'arranger avec les tripotements de Monsieur K. en faisant ce commentaire-là, généralement, une fille sait comment s'en débrouiller. Se débrouiller, s'arranger avec la sexualité. S'arranger de ce à quoi une fille a à faire, c'est ce que cette mère-là de la Vierge Marie essaie de lui dire. Comment vas-tu te débrouiller avec ces choses incompatibles ? Il faut maintenir à la fois une pudeur, une image et en même temps de t'intéresser à soutenir une position d'objet de désir. Tout ça n'est pas étranger à la façon dont le discours social vient traiter ses arrangements.
Il me semble que la jeune femme dont a parlé Jean-Jacques, c'est précieux lorsqu'elle dit qu'elle ne veut pas être à la merci de. À la merci de quoi ? Elle le dit après : à la merci du savoir des hommes. Ils ont un texte. Puisque sa mère, pour elle, ne sait rien. De plus, sa mère l'a remerciée du savoir : il n'y a rien à voir, je t'en dirai rien. Ce qui n'est pas le cas de la mère de la Vierge Marie qui lui donne des trucs, qui lui dit qu'il va falloir que tu t'arranges. Et là elle l'a remercie. Effectivement elle va devoir faire tout un parcours pour réussir à ne pas être à la merci du savoir d'Un. Et pour ne pas être à la merci du savoir d'Un, il suffit d'en avoir plusieurs. Je vous remercie, car avec beaucoup de finesse vous avez fait entendre cette nécessité pour une fille d'avoir à inventer cette poétique. Et une mère ne peut pas lui transmettre la sienne, car elle, elle a ces trucs. Ce qu'elle peut transmettre c'est ce manque de partage d'un signifiant qui viendrait organiser la sexualité pour elle.
Jean-Jacques Tyszler :
Le point qui pourrait être surprenant, si on accepte de la considérer, c'est la place dans le jeu fantasmatique que dénonce cette fillette sans le dénoncer. Elle le dénonce tout en prenant appui sur cette seule entrée possible. Elle ne peut pas inventer une autre entrée. Ce qui est intéressant, je ne sais pas si c'est souvent dit comme ça, c'est que ce jeu d'écriture des places fantasmatiques est quand même à la charge de cette relation inconsciente fille-mère. Alors que d'habitude, dans la théorie, on convoque comme tiers la loi du père. Comme tiers nécessaire à la transmission. Au fond ce qu'on veut dire par là, c'est que ça ne peut pas être sur la transmission fantasmatique. On en revient, dans ce cas-là, toujours au trait de l'identification, aux insignes de l'identification. C'est un des points qui pour nous mérite d'être revisité.
Pour qu'une jeune femme se trouve disponible à partager l'écriture, il faut que ce soit un minimum préparé. Cela semble quand même être à la charge, ce n'est pas la loi du père au sens habituel du terme, car s'il se mêle de cela ça va tourner à une crudité incroyable. Cela semble transiter sous une forme qui n'est pas écrite et qui peut rester poétique...
Corinne Tyszler :
Une forme qui est à écrire.
Jean-Jacques Tyszler :
Entre femmes par anticipation. C'est toi qui disais... Vous savez combien une petite fillette de trois ans peut se mesurer comme femme dans le dialogue avec sa mère, par anticipation d'un dialogue de femmes. C'est quand même assez étonnant à constater. L'écriture du fantasme en tant que manque, encore faut-il que ça soit préparé. Il semble que sous une forme ou sous une autre, ce soit très reliée aux formes inconscientes du dialogue entre une mère et sa fille.
Quand nous utilisons très vite les formules qui touchent à la constitution du désir et du tiers symbolique, côté père donc côté homme, c'est juste mais c'est les forces de l'identification. C'est-à-dire à quel trait minimum la fillette accepte quand même de compter comme une, pour que son assiette sociale puisse se tenir.
Corinne Tyszler :
Ce que j'ai appelé père symbolique, ce n'est pas tant la fonction paternelle que précisément ce qu'il venait réaliser un tant soit peu cet écart signifiant. Sauf que dans le premier cas dont je vous ai parlé, de ces jeunes femmes maghrébines qui sont quelquefois expulsées de chez elle dès qu'elles ont un corps de femme, cette jeune femme ne peut pas faire autrement sa filiation paternelle. Et ça c'est très compliqué.
Jean-Luc De Saint-Just :
Une remarque ?
Madame X :
Ce que la mère transmet à sa fille c'est finalement des mots, de raconter une histoire. Elle transmet des mots dans tout ce qu'ils ont de manquants. Elle transmet donc finalement du manque. C'est dans ce manque qu'elle lui transmet que la fille pourra, à son tour, être cet objet du désir. Cette jeune fille maghrébine qui a été expulsée, elle n'a pas pu avoir les mots de sa mère. Sans les mots de sa mère comment peut-elle ?...
Corinne Tyszler :
Elle les a eus, les mots de sa mère. C'est à charge pour elle d'en retrouver quelques-uns. En tout cas des signifiants qui peuvent pour elle représenter quelque chose.
Jean-Luc De Saint-Just :
Ce que je trouve passionnant dans la citation d'Erri De Luca, c'est que ce sont des mots et une façon de faire avec le contexte social, ce qui doit être fait. Et quand même de ne pas rester ignorante puisqu'il s'agit de regarder à travers les doigts ce qu'il se passe. Il y a quelque chose d'une malice, d'une invitation à la malice. De savoir y faire avec une position qui est impossible à tenir d'une certaine façon. Il y a justement à cette place-là pas de signifiants qui viendraient ordonner et organiser la sexualité pour une fille.
Jean-Jacques Tyszler :
Cette formulation " ça ne te regarde pas" elle est ambiguë. Est-ce qu'il faut l'entendre comme un interdit ou un souhait de la mère ? La question c'est aussi comment la fille met en danger la mère à travers l'intrusion de la fille dans le couple parental. C'est comme s'il y avait une mise en danger et elle lui disait "attention ne t'approches pas". Et que la fille réponde par son comportement en lui disant " tu vas voir comment moi je me débrouille avec cette question-là". La question c'est souvent de savoir comment ce trait ne fait pas union. C'est un corps à corps entre la mère et la fille où c'est comme si que la mère va être ôter de quelque chose. C'est une manière de défendre son territoire à elle. Pour ne pas être amputée de quelque chose face au danger que représente la fille.
D'un certain point de vue, on n'a pas besoin d'avoir de jugement sur la phrase de la mère. Tu peux l'entendre comme un propos totalement scandaleux au sens où sa fille lui dit qu'elle en a marre de les entendre baiser toutes les nuits et de la mettre ailleurs. Ça c'est une interprétation que l'on peut donner à la limite du cercle Eulérien. "Toi tu es une fillette, moi je suis une femme. Va voir ailleurs si j'y suis. " Ce n'est même pas ça que je valoriserais.
Il y a aussi l'idée que le désir humain est toujours transgressif. Pour la psychanalyse, ce désir n'est jamais normatif. Il est fondamentalement transgressif, on n'y peut rien. S'il n'était pas transgressif, il n'y aurait pas de névrose. À sa façon une phrase, qu'on a un peu de mal à situer, va accompagner la manière dont le désir d'une jeune femme puis d'une femme adulte est à la fois transgressif et néanmoins se socialise. Elle passe d'un bord à l'autre. C'est cela qui m'intéresse sans chercher à être dans l'imitation, à trop vouloir donner en positif ce que serait une transmission heureuse. Mais là ce ne serait plus de la psychanalyse, on tomberait dans de la psychologie appliquée aux mères.
Ce qui est drôle c'est qu'il appelle ça Les saintes du scandale. Pourquoi il y a mis Marie ? Il dit que Marie aurait dû être considérée comme une femme adultère. Il n'a fallu pas grand-chose dans l'histoire pour qu'elle soit sauvée. À l'époque, une fille qui prétendait avoir un enfant pour elle-même, c'était non.
Jean-Luc De Saint-Just :
Cela dit c'est intéressant. Tu mets en évidence le tranchant où ça peut basculer pour un non.
Jean-Jacques Tyszler :
Enfin l'exemple qui est le plus beau vous le retrouverez dans la Bible. C'est celui de Bethsabée, une des grandes figures de la Bible. On est à l'époque du roi David. Le roi David est sur son balcon, il voit une belle femme qui attire son regard. Il appelle sa garde et fait venir cette femme auprès de lui. Il s'aperçoit que c'est la femme légitime d'un de ses meilleurs soldats. Il est au front à ce moment-là et mène la guerre en son nom. Il se passe quoi dans la Bible? Le nom du père ! Je vous passe les détails. La Bible trouve un mot hébreu, voilà la poésie de la Bible, inhabituel pour décrire l'attirance irrépressible du roi pour cette femme, outre toutes conventions sociales. Il va faire venir Bethsabée auprès de lui. Elle semble partager le même élan irrépressible. De manière cynique, elle va faire tuer son mari au front. Il va demander de mettre ce type aux avants postes pour le faire tuer. La Bible raconte comment ce type est tué pour que Bethsabée reste auprès du roi. Et à l'évidence en transgressant toutes les règles de la cité et de la loi habituelle. La Bible donne des précisions étonnantes quant à l'usage du corps. Ils ont même des rapports sexuels pendant les moments où elle a ses règles alors que c'est interdit dans les rituels. Il se passe qu'elle va avoir un enfant. Dieu va tuer le première enfant. Dieu dit " tu en a trop fait David, on ne peut pas laisser passer ce message dans la transmission". À peine cet enfant mort, ils ont un deuxième enfant dont le nom est d'un prestige incroyable : il s'appelle Salomon. Au deuxième, Dieu va dire " lui oui, il est béni". Hommage de la Bible aux formes de transgression du désir. Il faut aller voir dans le texte la transgression que représentait ce couple dans l'usage biblique, dans la tradition et pour la cité. Vous vous rendez compte il y a adultère, meurtre, crime. Enfin tout y était. En se rappelant que le désir humain est forcément, pour la psychanalyse, avec cette force de transgression comment cela garde un niveau poétique qui permet sa lecture.
Jean-Luc De Saint-Just :
Un bel arrangement finalement.
Jean-Jacques Tyszler :
Ça a été l'arrangement.
Jean-Luc De Saint-Just :
On vous remercie beaucoup.
1-Madame Vigée-Lebrun et sa fille, Jean-Lucie-Louise, dite Julie (1789), huile sur toile, 130 x 94 cm, Paris, musée du Louvre. liens
2-Jacques Lacan: Les formations de l'inconcient, SéminaireV, 1957-1958.