Jean-Luc de SAINT JUST : Problèmes actuels du dématernement : 24/11/2016

Lyon le 24 novembre 2016-Jean Luc de Saint Just- 

Monsieur de Saint-Just va nous parler ce soir des problèmes actuels de la clinique du dématernement.

Je vais  aborder ce qui dans la psychopathologie contemporaine, puisque la deuxième année de ces études pratique y est consacrée, quelque chose qui relève de la psychopathologie de la vie quotidienne faisant référence à l'ouvrage de Freud.

Ce que je vais développer ce soir ne peut être traité correctement qu'en s'opposant sans cesse à la force de l'évidence. Cela demande donc d'être prudent dans la façon d'amener ces questions et j'espère que je saurai l'être assez. C'est la raison pour laquelle je vous renverrai très régulièrement à des textes, à des lectures, afin de permettre à chacun d’aller au-delà des évidences, voire du tabou de certaines questions prises actuellement dans une « sacralisation virginale ».

Le dématernement que j'ai mis en titre est sans doute plus une notion qu'un concept. Cela dit, c'est déjà une porte d'entrée, mais cela ne suffit aucunement à rendre compte de ce que je vais tenter d'amener. Pour ce faire, je vais devoir suivre un cheminement assez long, vous m’en excuserez. J’espère que je ne serai pas obligé de faire trop de coupures dans mon propos, mais je pense que ce cheminement sera nécessaire pour pouvoir justement ne pas se précipiter dans une compréhension qui serait trop rapide.

Cette question du dématernement c'est aussi le principal objet de travail de notre collègue Jean-Pierre Lebrun d’« Un monde sans limite » paru en 1997 aux « Couleurs de l'inceste » paru en 2013 avec comme sous-titre : Se déprendre du maternel. Nous l'avions invité en juin 2014 pour parler de cet ouvrage « Couleurs de l'inceste ». Cette question il la met à l'étude dans d'autres ouvrages dont un qu'il a consacré avec Michèle Gastambide à Oreste dans « Oreste, face cachée d’Œdipe ? Actualité du matricide », chez Eres.

Qu'est-ce que les problèmes du dématernement désignent et pourquoi dans les études pratiques de psychopathologie, reprendre cette question pour parler en fait, d'un problème plus que récurent dans la psychopathologie contemporaine ?

En tant que psychanalyste, cela fait plus de dix ans que j'assure dans de nombreuses équipes, un travail d'analyse de pratique ou de supervision. La plupart des situations qui sont mises au travail avec ces équipes sont pour ne pas dire toutes, des situations d'une extrême difficulté qui consistent à envisager une séparation possible entre une mère et un ou plusieurs de ses enfants, et l'embarras dans lequel sont les professionnels, pour que quelque chose vienne à s'ouvrir sur ce registre.

Un exemple de situation que nous avons travaillé à Forcalquier lors du dernier séminaire itinérant du Banquet « Nos métiers sont-ils praticables sans amour ? » : Une dame de 59 ans qui continue de s'occuper de la façon la plus assidue de sa mère qui a 100 ans. Celle-ci est en parfaite santé. Sa fille lui inflige des traitements alors qu’elle n'en a absolument pas besoin. Elle ne peut la laisser ni vivre, ni mourir, est complètement dans le collage que j'évoque par ailleurs. Cette personne est pourtant agrégée de lettres, vous voyez on n’est pas dans la misère de Zola, ce n'est pas du tout ça. Pour vous permettre de localiser d’emblée où cela se situe, je reviendrai sur ces processus issus en fait de la combinaison de deux processus vitaux décrit par Freud à plusieurs endroits, qui sont d’abord l'aliénation, nécessité vitale pour tout être humain d'être parlé, d'être aliéné aux soins et aux paroles du grand Autre maternel, d'où notre particulière sensibilité à la suggestion, qu’une maman dise à son bébé qui a un rictus réflexe : « ah bien, tu es content parce que je suis là ! » est une suggestion classique.

Cette aliénation et donc la séparation qui a trait au destin de cette aliénation, renvoient à ce que chacun, mais aussi collectivement, nous en faisons maillage. Ce n’est pas l'un d’un côté et l'autre de l'autre, on ne passe pas de l'un à l'autre comme cela. La séparation fait référence au savoir-faire avec cette aliénation, « savoir y faire », dira même Lacan, et qui ouvre à la question de chacun, à ce que les philosophes des lumières appelaient le libre arbitre.

Donc pour reprendre, "se déprendre" vous conviendrez que la prise est nécessaire à « la déprise », mais également que s'il s'agit du maternel (ce sera quelque chose à définir), celui-ci ne se réduit pas, ne se confond pas nécessairement avec la mère. Même si c'est le plus souvent ce qu'on attend d'elle d'être maternelle et ce serait alors un comble qu'on le lui reproche ensuite.

Alors, en quoi est-ce un problème actuel puisque vous voyez bien qu'à le situer ainsi, ce sont des processus qui de tout temps ont existé en effet ? La difficulté c'est que leur traitement est à la fois singulier, cela renvoie à la singularité de chaque situation familiale, mais aussi sociale. Il serait faux de s'imaginer que le social ne serait pas déterminant dans la façon dont cela s'articule pour chacun. Car ce traitement n'a pas toujours été le même. Les règles de la composition familiale, des devoirs de chacun dans cette composition, dépendent étroitement du discours qui organise les cultures et les époques.

C'est ce que Lacan écrit dans un article de 1938, un texte de jeunesse (il avait 37 ans), sur la famille pour «  l'Encyclopédie française » que je vous invite à lire avec beaucoup d'attention : «  La famille - section A l'institution familiale ». C'est ce que Lacan nomme la relativité sociologique du complexe d'Œdipe. Qu'est-ce que notre culture, notre époque aurait donc de spécifique quant à ce processus ? Le processus est à la fois aliénation et séparation, mais c'est aussi à considérer avec le complexe d’Œdipe.

C'est ce que je vais tenter d’identifier, mais aussi à partir de cette identification, puisque nous sommes dans des études pratiques, d'ouvrir à des pistes de travail. C'est-à-dire puisqu'il y aurait quelque chose de spécifique à notre époque, sans doute à inventer, à créer. Mais ce serait peut-être mieux que ce ne soit pas en aveugle, en ne méconnaissant pas ce dont il s'agit.

Cette question a toujours été complexe depuis la plus ancienne antiquité. La mythologie égyptienne, grecque, romaine, de ces époques témoigne des luttes et des passions au sein de la cellule familiale où le meurtre et l'inceste étaient omniprésents.

Les mythologiques antiques les plus anciennes témoignent de la durée immémoriale des cultures matriarcales qui ont précédées les grandes civilisations. Les divinités antiques ont toutes été d'abord maternelles : c'est la figure de la mère. Je vous renvoie aux travaux de Johann Jacob Bachoffen sur « Le Droit Maternel ».

Là encore il convient d'être prudent, de distinguer dans le paganisme de ces cultures dites matriarcales, le registre de ce qui organise la répression sociale.

Lacan évoque ces tyrannies qui en passent par le sacrifice réel avec pendant longtemps, dans toutes les cultures, des traces de cérémonies de sacrifices, de sacrifices réels qui trouveront une tempérance chez les juifs. Quand Abraham fait crédit à un sacrifice symbolique comme porteur d'une promesse, métaphore de la castration, par l'agent de ce père réel (Dieu) qui fonde un Idéal du moi pour l'ensemble d'un peuple. Cela ne s’est pas fait de façon univoque à une date précise pour tous, de donner la prévalence au père. Prévalence qui est mise en scène dans le procès d'Oreste à la fin de la trilogie d'Eschyle dans « l'Orestie » (458 av Jésus Christ).

Eschyle écrit quelque chose qui manifestement est de l'éprouvé pour le peuple grec, dans une certaine forme de parité. Clytemnestre tue son époux Agamemnon quand il revient de la guerre de Troie pour se venger et garder le pouvoir qu’elle a occupé pendant qu'il menait cette guerre. Son fils Oreste est pris dans un dilemme : doit-il venger ou non la mort de son père ? En sachant que finalement, c'est pratiquement sur l'invitation de sa mère qu'il se décide à la tuer et déclenche ainsi l'appel à la vengeance des furies.

Comment mettre fin à ce carnage, à ces guerres, dans une logique duelle de vengeances, celle de la loi du talion qui s'appliquait à l'époque, ou du caprice des uns ou des autres, en fonction du ressentiment qu'ils avaient d'une atteinte qui leur était faite ?

Je rappelle que la guerre de Troie part du fait que Paris réagit sur l'impulsivité de ses émotions pour Hélène, négligeant totalement le droit et ses devoirs envers celui qui le recevait. Notons : c'est pour le bien d’Hélène, c'est pour la sauver des crises de son époux tyrannique, du bien qui marque ici toute sa différence avec le droit. Ce qui préside, ce sont les sensations, les émotions, l'évidence et l'immédiateté entre les protagonistes qui sont sur le même plan, en symétrie.

Qu'est-ce qui permet de sortir de cette impasse dans cette trilogie d'Eschyle ? Les Dieux inventent une autre forme de justice fondée non plus sur la vengeance, mais sur la raison et qui sera présidée par Athéna protectrice de la cité, déesse de la sagesse. Afin d'arrêter le massacre, l’appel constant à la vengeance, ils donnent la prévalence à l'un d’eux, le père ou la mère : Soit l'enfant est d'abord l'enfant de la mère et Oreste doit être condamné pour matricide, soit l'enfant est d'abord l'enfant du père et son geste est légitime. C'est un acte de justice qui n'a pas à être condamné. Que donnerait un tel procès actuellement ?

Comment entendre ce jugement d'Athéna qui va donner la prévalence au père en disant qu'un enfant est d’abord l'enfant du père ? C'est important, cela vient acter dans l'histoire, un choix de civilisation.

Donner la prévalence, entendez la valeur première, mais valeur première ne veut pas dire valeur exclusive. C'est donner la prévalence, la valeur première (puisqu'en l’occurrence les deux parents sont morts), à une figure qui représente une fonction, laquelle est bien celle qui n’est à cette place qu’au titre du représentant. S'il est évident que la prévalence de la fonction maternelle relève de la fonction du réel, du réel du corps, d'une certitude, vous connaissez cet adage : « la mère est certaine, le père est toujours incertain » (sauf avec les tests ADN, mais s’ils assurent l’identité d’un géniteur, cela n’en fait aucunement un père).

La fonction paternelle se prévôt du symbolique en tout cas à cette époque-là. D'où sa désignation par Lacan de « Nom du Père ». Ce n'est qu'un nom. Si cette histoire de l'Orestie vous intéresse, vous pouvez vous référer à l'ouvrage de Michèle Gastambide et Jean Pierre Lebrun : « Orestie face cachée d'Œdipe - Actualité du matricide ».

En parlant de cette prévalence de la fonction paternelle, je ne vous parle absolument pas de celle du papa, mais bien du Nom du Père en tant que fonction symbolique, vous voyez bien qu'elle n'est prévalente et légitime que parce qu'il y a eu un jugement, un pacte symbolique pour décider que celle-ci mettrait fin à la furie meurtrière. Cette prévalence n'efface pas le maternel, ne dit pas qu'il n'y a que cette fonction qui vaille, mais limite et contraint l'évidence du lien d’attachement maternel par quelque chose qui ne se voit pas. Le pacte symbolique ne se voit pas, mais c'est en même temps une promesse. La promesse faite à Abraham, c'est exactement ce qui est de l’ordre de l’interdit de l'inceste. Une répression qui promet une ouverture vers le social, vers l'idéal d'une promesse. Je n'en ferai pas l'histoire ce soir, ce serait trop long.

Essentiellement depuis un peu plus de deux siècles, cette prévalence dans la culture de notre civilisation s'est renversée, à l’issue d'un long processus de déclin. Dans l'argument, développé dans : « La trilogie des Coûfontaine » de Paul Claudel que je vous invite à lire « L’otage », «  Le pain dur » et « Le père humilié » qui parut pour le premier en 1908 et pour le troisième volet en 1919 atteste que ce processus évolue sur trois générations. C'est important cette dimension générationnelle parce que cela participe d'un acte, d'un franchissement dont la trace, au bout de trois générations, est effacée. Ce franchissement continue à avoir de l'effet, mais il n'y en a plus trace. Je vous invite à lire cette trilogie parce que reprise par Lacan dans le séminaire «  Le Transfert », pour saisir la dynamique de ce mouvement, de ce renversement. Cela dit, c'est un constat ancien, et maintenant acté par de nombreuses études dans diverses disciplines à la fois sociologiques, historiques, philosophiques, psychologiques, etc. concernant « le déclin du Nom du Père ».

Le renversement actuel de l'imago paternelle, c'est ce que j'amènerai ce soir comme hypothèse de travail, plus largement même de cette instance paternelle, encore une fois pas "des papas" bien sûr, vous en repérez la différence, mais bien du père en tant qu'instance ; dont le papa est parfois représentant de cette instance qui le fait père.

Je me suis amusé, lors d’un  apéritif chez des amis à demander à un jeune garçon de trois ans: « il est où ton père ? » Il me regarde étonnement, son père est en face de moi buvant un verre. L'enfant répond : « j'ai pas de père !  ». Le père fût très affecté par cette réponse. Cette dernière était intéressante, parce que s’il avait bien un papa, il n'avait pas de père. Il n’est pas rare qu’il n'y a plus d'idée de ce que c'est qu'un père.

De quoi cette instance est faite ? Juste du fait, par une simple convention sociale, que sa voix est prépondérante : celle d'une place dans ce complexe. Je fais référence au complexe d'Œdipe. La place d'un idéal qu'il va représenter, mais aussi, comme le dit Lacan dans les deux notes qu'il adresse à Jenny Aubry en 1969 : « Que son désir fait loi ». Autrement dit, que cette prévalence soit celle d'un Idéal du moi vers lequel le sujet va tendre, mais également que cet idéal soit un idéal sexuel, phallique, qui fasse autorité ; c’est-à-dire qui est autorisé.

Avec plusieurs d'entre vous j'avais évoqué le nœud borroméen. Si vous avez l’axe imaginaire qui passe sur l’axe symbolique et bien cela n'aura pas le même effet, ce que je décris ainsi, que si c’est l’axe symbolique qui passe sur l’axe imaginaire. Cette question de la prévalence est toujours effectivement présente dans tout nouage, maillage, tressage. Ce n'est pas le fait que l'on évacue un axe en ne gardant que l'autre, c'est un jeu de dessus dessous. Si vous mettez l'imaginaire sur le symbolique ou le symbolique sur l'imaginaire cela n'aura pas du tout le même effet, mais bien entendu les deux instances seront toujours là. Cette prévalence, disons-le, phallique, Freud avait repéré que cela constituait un acte de civilisation et faisait remarquer que les grandes civilisations se sont construites à partir de ce choix, cette prévalence du Un.

« L'Art d'Aimer d'Ovide », ce n'est pas tout à fait abandonné, est consacré à la transmission de ce pacte symbolique qui organise le lien social dans la Pax Romana qui durera près de 200 ans. Ce pacte fut repris ensuite par l'église, la bien nommée Romaine, qui a bien compris qu'il ne fallait pas lâcher ce « truc ».

Dire que le patriarcat relève de la domination masculine (par référence à la force musculaire des hommes ou par la volonté pour laquelle ils se seraient mis d'accord pour asservir les femmes), relève de ces évidences qui débilisent, je me permets de le dire comme cela, la possibilité de penser ces questions. S’il n'y a pas de lien social, ni d'éducation, sans une nécessaire répression, la question qui est à poser serait plutôt de quel régime cette répression relèverait ?

Vous savez qu'il n'y a pas d'éducation sans contrainte. Si vous n'appliquez pas une répression sur ce qui se manifeste pour un enfant que va-t-il se passer ? Ce que l'on rencontre chez certains adolescents, et bien vous allez avoir à faire à ce que Freud décrivait « un  pervers polymorphe », pour lequel tout sera objet de jouissance : l'alcool, les drogues, le sexe sous toutes ces formes, etc. » Il n'y a aucune raison qu'il y ait quoi que ce soit qui vienne constituer quelques limites à sa consommation de jouissance, à la façon dont il se retrouvera consommé par ses jouissances. Dans les autres cas, la question à poser est plutôt de savoir de quel régime cette répression relève : qu'est-ce qui la gouverne ?

A l'aube de la première guerre mondiale, Freud en donne une réponse dans un texte que je vous invite à lire : « Pour introduire le narcissisme » (1914), où il décrit deux instances qui se maillent dans la constitution du sujet.

Je vais intervenir sur ces deux axes que vous retrouverez dans plusieurs schémas de Lacan, et dans le nouage borroméen. Ces deux instances se maillent dans la constitution du sujet. Ces deux notions, l'Idéal du moi et le Moi idéal, qu'il reprendra en 1921 dans « Psychologie des Foules et analyse du Moi » sont tout à fait d’actualité.

Je me permettrai de faire remarquer en suivant le commentaire qu'en fait Charles Melman, que c'est la lutte de ces deux prévalences qui fait que nous sommes en guerre aujourd'hui. Est-ce prioritairement un idéal qui me transcende et qui va commander et orienter ma vie, mon existence, mes actes dans une sublimation de cet idéal, ou est-ce ma propre réalisation plus ou moins modélisée : c'est-à-dire que je me prenne moi-même comme idéal ? Vous allez en avoir une illustration dans le quotidien de la presse, de cette injonction de se prendre soi-même comme idéal.

J'étais ce matin à Paris et dans le métro je prends le gratuit « 20 minutes » qui fait un numéro un peu spécial. Vous avez là une très belle illustration de différentes façons de se prendre soi-même comme Moi idéal, avec bien entendu la levée de tous les refoulements possibles et inimaginables.  Ce journal que je vous ai apporté est à votre disposition, lisez-le tranquillement.

Dans le dernier paragraphe du dernier chapitre de cet article de Lacan paru en 1938, ce n'est pas récent, un an avant la mort de Freud, intitulé « Le déclin de l'imago paternelle », il est écrit : « Quoi qu'il en soit se sont les formes de névroses dominantes, à la fin du siècle dernier qui ont révélées qu'elles étaient intimement dépendantes des conditions de la famille », c'est à noter. « Ces névroses depuis le temps des premières divinations freudiennes semblent avoir évoluées dans le sens d'un complexe caractériel tant pour la spécificité de sa forme, que pour sa généralisation. Il est le noyau du plus grand nombre des névroses, on peut reconnaître la plus grande névrose contemporaine.

Notre expérience nous porte à en désigner la détermination principale dans la personnalité du père toujours carante en quelque façon, absente, humiliée, divisée ou postiche. C'est cette carence qui confirmera à notre conception de l'Œdipe, vient à tarir l'élan instinctif comme à tarer la dialectique des sublimations, marraine sinistre, installée au berceau du névrosé. L'impuissance et l'utopie enferment son ambition, soit qu'il en étouffe en lui les créations qu'attend le monde d'où il vient, soit que dans l'objet qu'il propose à sa révolte, il méconnaît son propre mouvement. » C'est une définition assez précise de deux névroses contemporaines.

Vous entendez dans ces propos de jeunesse de Lacan, que cette instance et son déclin ne sont pas sans poser problème en particulier au regard de l'amour et donc de la haine, qu'ils sont en mesure d'engendrer.

L'amour de l'Un, de l'exception, de l'unique, c'est l'amour de celui ou de celle qui viendrait garantir « le bon heurt ». Le bonheur dans la rencontre de l'autre, originellement de l'Autre maternel bien entendu. Ce n'est pas le père qui est dénoncé, c'est toujours sa défaillance. « Il n'est pas capable de garantir le bonheur ». Notons encore avec Lacan, que les névroses c'est toujours un effet de la défection, comme me le disait récemment un analysant, de cette fonction. Et non comme c'est si souvent suggéré, une réaction à son effectivité. C'est le contraire, cet amour de l'Un est toujours vif et ne l'est même jamais autant que lorsque l'imago paternelle est faible. C’est là où on est prêt à se sacrifier pour le sauver. Cela se manifeste tout aussi bien sous des formes nostalgiques que revendicatives très vives, celles de l'identité : "nous les ceci ou les cela..." On est bêtement surpris de se rendre compte, que les femmes, comme les hommes, souvent mieux même, peuvent venir occuper cette place radicale de représentant de l'Un, ou d'agent de l'Un. Vous avez entendu comment Lacan fait de ce déclin, non seulement le terreau des névroses, et, un peu plus tôt dans le texte, de la psychanalyse elle-même, mais également, d'une certaine manière dit-il plus haut, (il l'écrit en 1938) de la montée du totalitarisme comme tel. Cela dit, aucune nostalgie de sa part, son œuvre en témoigne, mais le maintien d’un effort nécessaire pour en lire les impasses illusoires.

Quatre-vingt ans après, ce que la clinique contemporaine soulève comme question, c’est de savoir si ce déclin est encore d’actualité, ou si nous n’en sommes plus là. Cela dit pour poser cette question, cela me semblait important d’en passer par ce cheminement.

Si c’est bien le cas ce ne serait plus le déclin, mais la liquidation de l’imago paternelle à laquelle nous aurions à faire. A La liquidation d'un père chargé de transmettre un Idéal du moi : « des valeurs nobles ». La liquidation de l'imago paternelle, par la prévalence donnée et actée, aujourd'hui au registre maternel celui du « même » ou du « m'aime » (vous l'écrivez comme vous voulez), de toute façon c'est pareil. C'est pareil puisque l'amour est toujours réciproque, et que cela pose d'autres problèmes sur d'autres coordonnées et d'autres difficultés. Elles seraient liées selon Jean Pierre Lebrun à un dématernement qui ne parviendrait plus à s'opérer puisque l'instance qui en avait la fonction n'est simplement plus valide, ni légitime, et maintenant le plus souvent forclose même du discours qui organise notre social.

Cette question que j’amène aujourd’hui est issue de nombreux constats cliniques. Je trouve que pour le dire la langue française est magnifique - l’affection, la sensation, et pas moins l’amour et donc la haine, mais non de l’Un, d’un Un qui me serait extérieur, mais de mes sensations, de mon corps, de moi-même, sont privilégiés comme étant aux commandes de ce qui doit se faire, et se décider.

Il n’y a littéralement à ce moment précis plus aucune instance tierce auprès de laquelle il n'y aurait à attendre ou à reprocher quoi que ce soit, puisqu’il est fréquent d’avoir affaire à des patients, voire même à des groupes, qui n’ont aucune idée, aucune trace lisible de la marque de cette instance tierce.

La fin de l’enseignement de Lacan témoignera et prendra acte de cette évolution dans ses travaux autour du nœud borroméen à trois où vous n'avez plus dans la configuration de ce nœud la représentation du Nom du Père ainsi que la référence phallique en place organisatrice. Jusque-là, jusque dans le séminaire Encore, cette fonction venait organiser tant la sexualité dans le couple que le lien social parce que justement quelque chose relevait de l'Idéal du moi. Dans le nœud borroméen cette prévalence n'est plus au centre du dispositif.

Cela demande de revenir sur ce qu’impliquerait cette prévalence du maternel, puisque d’avoir dit que sa prévalence relève essentiellement du réel, de l'évidence n'est peut-être pas suffisant. Lacan dans sa note à Jenny Aubry situe clairement la fonction maternelle. C’est celle des soins du corps ; c’est-à-dire de l’immédiateté des sensations, de l’affect, de l'indicible, du corps à corps, de l’absence/présence de l'objet, de la primauté donnée à l’évidence de l’image. Là où la fonction paternelle relève de l'invisible, puisque qu'elle dépend d'un pacte symbolique.

Le maternel est du registre de l’inconditionnel et de l’illimité. Le continu étant cette logique cette structure qui spécifie cette fonction de maintien à tout prix de la continuité dans ce continu, de la permanence de  l'objet et on voit bien pourquoi, puisqu'il s'agit de maintenir la vie auprès de ce prématuré qu’est l’enfant.

J’ai bien dit, tout à l’heure : ne pas confondre cette prévalence du maternel, avec la mère, même si c’est ce que l’on attend d’une mère, bien entendu. Vous avez des « papas »  voire des équipes professionnelles entières qui sont dans cette prévalence du maternel. Cela confronte les praticiens, dans les écoles, les crèches, les services d’aide à l’enfance, à des problèmes insolubles d’emprise dans ce discours maternel, avec de grandes difficultés à ce qu’un tiers, entendez une fonction tierce puisse opérer, y compris pour eux-mêmes.

Le tiers c'est à dire une altérité qui pour le coup serait prise non pas comme étrangère, comme une agression, mais comme quelque chose qui viendrait limiter, séparer, c'est aujourd'hui quelque chose qui serait difficile à entendre.

La tentative de ces équipes à faire jouer la figure du père est le plus souvent vouée à l’échec, puisqu’au mieux, ils parviennent à mobiliser un papa sans instance paternelle qui en tant que seconde mère, ne fait pas tiers. Ils sont alors souvent pris au dépourvu quand, même la justice se trouve interdite devant le pouvoir réel de mères ne voulant rien lâcher. C’est très fréquent. J’entends des équipes me dire : « le juge a décidé cela, mais la mère n’en tient aucun compte ». Ils en font rapport au juge qui leur dit : « qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? » C’est impressionnant quand même.  Ne voulant rien lâcher, rien céder de leurs certitudes, soutenues par un discours social qui les légitime, voire qui les sanctuarise comme victimes, ces mères sont des déesses, des toutes mères omniprésentes, omnipotentes.

J’évoquais cela tout à l’heure, cela ne concerne pas seulement des questions de séparation mère  - enfant, mais plus largement de l’accès au langage dans un certain nombre de cas, d’acceptation des lois sociales, d'intégration, d'apprentissages, de civilités, d’acceptation de la différence et en premier lieu bien entendu de la différence des sexes. Vous en avez de belles illustrations dans le 20 minutes. Plus largement, se développe une prédominance des réactions en miroir où c'est le Moi idéal qui régit le rapport à l’autre, assez souvent sous un mode paranoïaque qui peut aller jusqu’au passage à l’acte.

Ce matin à Paris j’avais en analyse une équipe de professionnels qui, par ailleurs, travaillent bien, mais qui ont un problème de communication (rumeurs, remarques en aparté et autres). Ils voulaient que les choses soient dites dans la  transparence. En résumé, je leur ai pointé que plus ils voudraient évoquer leurs frustrations, leurs atteintes narcissiques, plus ils allaient alimenter cette affaire, qui relève de quoi, et bien du Moi idéal. Un couple de professionnels (une femme et un homme) nous donnait une très belle illustration de l'insupportable des propos désobligeants tenus à l'égard de l'un d'eux, ceci depuis janvier. Par ailleurs, ces personnes qui sont tout à fait professionnels, se rendaient compte de leurs difficultés, mais sans pouvoir s'en distancer. Je leur ai signifié que dans un groupe les petites blessures narcissiques sont un phénomène habituel, mais qu’à vouloir obtenir la réalisation de cet idéal imaginaire (constituer une belle fratrie, être bien ensemble, faire corps ensemble, etc.), ils en finissaient par haïr l’autre. Je leur fais remarquer que ce n'était pas si magnifique que cela une fratrie, et que pour ce leurre ils abandonnaient l’objet de leur travail, ce pour quoi ils sont payés. S’ils voulaient continuer à travailler ensemble, il faudrait qu'ils puissent en premier lieu se recentrer sur leur travail, et non sur leurs atteintes narcissiques, et ainsi faire passer le symbolique, le pacte de travail, par-dessus l'imaginaire. Que dans un groupe les maladresses sont forcément interprétées sur la base de quoi ? Et bien du scénario névrotique de chacun. Ces remarques en institution, comme dans les familles, relèvent d’un schéma extrêmement répandu. A suivre cette prévalence imaginaire, narcissique, ils abandonnent quoi, et bien un Idéal du moi, un pacte symbolique.

Les atteintes narcissiques de chacun c'est prendre soin essentiellement de soi. C'est pour cette raison que je fais ce lien avec la prévalence maternelle. Faire attention à chacun bien entendu, que cela passe par le fait d’accepter une répression, de réprimer ses petites frustrations, et de privilégier le boulot. Car c’est un principe, c’est toujours l’autre qui ne fait pas attention à l’autre, sous-entendu à moi. Vous entendez que cela ne concerne pas uniquement ce que j’évoque de ce dématernement, du rapport d’une mère à son enfant, même si cela se manifeste de façon flagrante dans ce quotidien.

Si le parlêtre vient au monde, et surtout s’il survit dans la prématuration qui est la sienne, c’est qu’il a été, même à l’insu des interlocuteurs, parlé et qu’on lui parle, qu'un discours lui est transmis, adressé par quelqu’un qui lui-même est pris par ce discours qui s’est constitué sur plusieurs générations. Autrement dit, la vie humaine est conditionnée par un bain de langage dont la matérialité primitive est une musique, le mamané de la lalangue maternelle. Il s'agit d'une fonction maternelle vitale. Le discours maternel celui des soins maternels va être celui qui non seulement maintient l'enfant en vie, mais organise le monde pour lui.

Ce qui existe, ce qu’il ressent, notez-le, sans frontière entre l’endogène et l’exogène, l'enfant ne fait pas la différence entre son corps et le corps de l'autre à ce moment-là, l'autre de lui-même est entièrement occupé par cet autre maternel qui en tant que tel, en tant qu’autre n’a aucune limite,  aucune frontière. C'est l'état d'autoérotisme primordial. L’autre a un pouvoir réel de vie et de mort sur un être qui n’est pendant un temps qu’objet de soins, qu'objet parlé. Pouvoir létal s’il est qu’absent, ravageant s'il est désincarné, mais tout aussi ravageant s’il est absolu. Ce qui fait exister une mère c’est son absence, ses absences et ses présences, mais sur fond d’absences.

La toute-puissance de certains enfants, j’ai maintes fois pu le vérifier, mais il faut que j’avoue que Charles Melman m’avait mis la puce à l’oreille, quand on y prête attention, sur quoi elle s’appuie ? C'est très clairement la toute-puissance de l’Autre de l’enfant, enfant qui littéralement exécute ce qu’il entend, ce que cet autre lui demande souvent sans le savoir. Demande qui n’est dans ces cas aucunement tempérée par une autorité tierce qui viendrait inter-dire la demande de la mère ; signifier à l’enfant que ce n’est pas de son ressort de répondre à sa cette demande, que c’est à un autre que cela incombe. Ce que le père du petit Hans n’est pas parvenu à lui signifier.

Relisez avec beaucoup d'attention « Œdipe Roi » pour vous rendre compte que celle qui transgresse, celle qui sait, puisque l'Oracle le lui a dit, c'est « Jocaste ». Le Roi lui demande de tuer cet enfant qui va amener le malheur dans la cité. Elle le sauve ! Elle transgresse. Elle sait qui a tué son mari, le Roi, puisque ça lui a été annoncé. Cependant, elle l’épouse quand même. Tout cela au nom du bien de l’enfant. Œdipe lui ne sait pas ce qu’il fait. C'est un benêt ! « Il ne comprend rien ». Lisez le texte ! On dit toujours que l’interdit doit être signifié à l’enfant, mais ce serait plutôt à ce discours maternel, un discours pour le bien, toujours pour l’évidence du bien. D’où la difficulté de traiter ces questions, puisqu’elles vont à l’encontre de l’évidence du bien qu’on renvoie souvent comme légitimant la transgression.

Ce qui est très fréquent, c’est que face à l'évidence de cette toute puissance de l’enfant, les prescriptions, les cris, les colères voire même la violence de la mère, ne viennent en fait que renforcer cette injonction qui est le plus souvent méconnue par elle-même. Vous avez des mères qui viennent consulter et disent : « Je suis très autoritaire ». Cependant, elles ne mesurent pas que leur autorité ne vient que renforcer cette injonction puisque c'est quelque chose qui échappe de leur propre discours. De leur place, prises dans cette dualité, elles ne peuvent absolument pas faire tiers de ce discours qui les constitue.

Cela échappe de leur corps, comme de leur désir inconscient, qui n'est pas ce qu'elles voudraient, mais ce qui insiste. Ces réactions en miroir produisent le plus souvent un effet de renforcement, de collage, de corps à corps de la dyade mère enfant, aussi incestueux qu'une relation amoureuse passionnelle qui trouve souvent son summum dans la violence des ébats.  Ces situations de guerre entre une mère et un ou plusieurs de ses enfants sont très fréquentes. Ils n’en finissent pas de se coller en s’en collant de plus belles. Lien plus fort que l’amour à mort, cela ne veut absolument pas dire que ce n’est pas une souffrance pour ces femmes qui souvent savent très bien dans quoi elles sont prises, sans pour autant pouvoir s’en défaire. En consultation, elles viennent le dire, presque d’emblée, et pourtant, elles ne comprennent pas ce qui se passe. Elles disent : « Je pose des interdits, des limites », sans repérer que cela ne fait aucunement tiers, puisqu’on leur fait croire qu’elles peuvent être à toutes les places, que rien ne leur manque, qu’elle ne doivent être privés de rien. C’est leur drame.

Il me semble assez clair que, quoiqu’elles fassent (et Dieu sait qu’elles font), elles ne lâchent pas. Il n’est pas rare que, quand cela s'avère possible et qu’elles n’en peuvent plus, elles prennent la décision de consulter. Parfois, elles consentent à lâcher leur petit bout, à le laisser littéralement tomber, à les libérer. Quand elles y parviennent, cela provoque souvent un premier effet d’apaisement, et elles s’étonnent que leur enfant se passe très bien d’elles finalement, que ce soit à l’école ou ailleurs. Par contre, ce qui va constituer immanquablement un dommage collatéral, c’est suivi par un autre problème, une autre difficulté qui va poindre : « Comment vais-je faire pour être une femme ? » Quand ce moment de lâcher prise arrive elles se retrouvent face à leur féminité et cela les ennuie parce que, bien entendu, cette relation venait masquer et occuper toute la place.

La question est de savoir si quelque chose va pouvoir venir faire frein, limite, interdit à cette parole maternelle. Je ne dis pas « parole de la mère », mais « parole maternelle » qui conditionne le corps de son enfant. Qu'est ce qui va pouvoir entamer ce tout Autre, afin qu'un manque puisse se faire entendre, un manque à dire qui laisse place à la parole de l’enfant en tant qu’autre, altérité dans ce discours. Ce tiers du manque dans l'Autre est parfois présent dans le discours maternel, mais il est aussi parfois absent. Ce n’est pas une question de volonté parce que cela s’est construit sur plusieurs générations et que le sujet s’est construit avec cette lecture, validée par le social.

C’est pour cela que j’insistais sur cette dimension intergénérationnelle, sur la façon dont cela s'est construit auparavant. Vous savez très bien que le papa peut ne pas être là, mais que l'instance paternelle peut être présente dans le discours de la mère, ou que le père peut être présent, mais complètement absent du discours la mère, du discours auquel elle se réfère. Cette instance tierce peut ou non y être, selon la façon dont elle a été traitée dans les générations précédentes, puisqu'elle ne relève que d’un pouvoir par délégation, un pacte.

Il est donc particulièrement aisé de s’en débarrasser s'il dérange ou s'il ne convient plus au discours courant, au discours qui régit le social et le politique. Cette instance peut prendre des formes différentes selon les cultures, mais cependant celles qui tiennent aménagent toujours la place à cette fonction tierce.

La difficulté que représente ce processus de dématernement dans notre culture induit la mise en fonction de cette instance tierce qui implique une entame dans le discours de la mère, une entame dans son corps. Ce qui vient être comblé dans la maternité et lui assurer un Un pour elle. C’est souvent interprété comme une violence faite au discours de la revendication féminine, d’une reconnaissance de possession de cette instance. C’est une violence dans la mesure où elle vient s'opposer à cette demande de reconnaissance. Elle vient imposer quelque chose qui n’a pas du tout le même statut, ni les mêmes effets, s’il est légitimé ou pas, par la mère, par la famille, et bien au-delà  par le social.

On voit flamber des polémiques sur les questions d’éducation, parce que dans tel lieu, pays ou région une pratique qui est légitime, ne l’est absolument pas dans un autre. Ce qui est tout à fait intéressant à noter, parce que cela a été démontré : ce n’est pas l’en soi d’une pratique éducative qui va faire difficulté ou traumatisme pour un enfant, mais sa légitimité sociale.

Ainsi, un enfant recevant une sanction corporelle au Royaume-Uni, ou dans un  pays où cela est interdit, ne va pas le vivre, ne l’interprétera pas du tout de la même façon. Ce qui fait traumatisme c’est lorsque l'enfant interprète ce qu’il a vécu comme illégitime, parce que le discours familial et social valide cette lecture. Alors que si cette pratique est considérée comme légitime, il va la lire, l’interpréter comme un traitement commun. Cela ne veut pas dire que tout est légitimable, ni sans conséquences, mais que l’expérience vécue dépend du registre symbolique où elle s’inscrit.

C’est très clairement là encore une question de prévalence comme le notait Denis VASSE psychanalyste lyonnais. Celui-ci évoquait lors d'une conférence à Quimper, que lorsqu’il travaillait dans une crèche il avait donné une fessée à un enfant impossible. Son comportement était tel qu’à un moment donné il lui avait fallu intervenir. Il ne le disait pas tout à fait ainsi, mais ce qu’il faisait entendre c’est une question : Est-ce que la valeur est donnée à l’Idéal du moi qui représente l'interdit ou au Moi idéal dont la représentation est l’intégrité du corps de l'enfant ? Ce qui n’évite, bien au contraire, aucunement la violence dans laquelle l’enfant vit en permanence lorsqu’on le prive de la triangulation symbolique.

Dans les institutions éducatives le droit s’est déplacé pas tant de l’adulte à l’enfant, mais d’un registre à l’autre. Il n’est pas rare d’entendre de très jeunes enfants dire à un adulte qu’il n’a pas le droit d’exercer sur lui quelque répression que ce soit. Entendez bien que ce n’est pas de lui que vient ce discours, bien entendu, quand il dit que cet adulte n’a pas de légitimité d’exercice d’aucune autorité : « Je fais ce que je veux !» La question qui est importante, c’est de savoir « qui veut ? » pour un enfant, puisque son désir est la demande de l’Autre. Le vrai drame c’est de rencontrer fréquemment dans les institutions une limite repoussée à l’extrême, puisqu’elle ne peut plus être que réelle. Les jeux dans les collèges (comme le jeu du foulard) sont l’appel à la limite réelle, c’est-à-dire dramatiquement pour certains : la prison ou la mort.

Ce que je dis là est à prendre avec nuances, j’ai eu souvent l’occasion de rencontrer des professionnels courageux qui prenaient sur eux d'assumer cette fonction de limite – de ne pas lâcher. Le problème, c’est qu’ils étaient obligés de le faire seul et à leurs risques et périls. Cette fonction qu’ils assument c’était par souci de l'autre qu'ils le faisaient. Qu’est-ce que l’enfant dit lorsqu’il affirme « je fais ce que je veux ! » ? Ce n’est pas une prise de pouvoir de l’enfant, mais un refus de l’autre de légitimer le moindre tiers. Il refuse d'accepter la moindre autorité qui viendrait faire entame entre lui et l’Autre, originellement à la dyade mère - enfant et générer, et ainsi instaurer le moindre écart avec cet Autre impératif. C’est ce qui les amène souvent à dire dans l’après coup que ce n’est pas ce qu’ils voulaient, que c’est plus fort qu’eux ! Qu’est-ce qui est plus fort qu’eux ? Si ce n’est l’Autre qui les commande sans tiers pour tempérer ses impératifs !

Dans ce contexte, j’espère que j’ai pu un peu éclairer ces questions en vous laissant quelques repères, la question qui reste en suspens c’est de savoir s’il y a encore quelque chose qui serait susceptible de faire tiers ? Peut-être avant une question préalable : pourquoi s’il y a effacement, forclusion dans le discours, du Nom du Père ; pourquoi, ne sommes-nous pas tous psychotiques ? On devrait l’être ? Peut-être que nous le sommes ? Cela a été une question à un moment donné, la psychose ordinaire. Il n’est pas rare qu’on puisse repérer des traits psychotiques dans le social. J’évoquais avec cette équipe de la région parisienne ces adolescents qui donnent un coup de couteau à un autre pour un regard, à Grenoble un jeune a été tué pour cela. Où est-ce que vous trouviez cela avant ? Ceux qui donnent des coups de couteaux ne sont pas fous, enfin pas tous, loin de là. Ils ne relèvent pas forcément d’une psychopathologie, c’est de l’ordre de la psychose ordinaire. Auparavant, on ne retrouvait ce type d’agression que chez les fous et souvent qu’à l’hôpital psychiatrique. Cela relevait de cette psychopathologie pour des individus dans des moments de décompensation paranoïaque, alors qu’aujourd’hui, ces manifestations se présentent comme des manifestations psychotiques, paranoïaques, pour des individus qui ne sont pas psychotiques.

Alors qu’est-ce qui fait que nous ne sommes pas tous psychotiques ? C’est que justement, le Nom du Père, on peut s’en passer, étonnement, mais à condition de s’en servir. Paradoxe !? Se servir de quoi ? Je vous propose cette lecture. Se servir de la fonction tierce qui n’a pas forcément besoin de passer par le Nom du Père. C’est étonnant cela. Il faut que je l’éclaire. Je vais le dire autrement, c’est parce que la structure du langage opère que nous ne sommes pas psychotiques. Les cas que j’évoquais de collage mère / enfant, de difficultés de séparation, de difficultés dans les équipes, du fait de cette prévalence qui génère des difficultés, relève d’une défense contre la structure du langage.

Certains collègues lacaniens disent que la nouvelle économie psychique n’a aucun intérêt puisque la structure du langage, elle, ne change pas. Ils ont raison la structure du langage est cette trame d’où nous sommes issus et qui continue à avoir ses effets. Qu’est-ce que la difficulté de cette structure du langage ? Il n’y a plus moyen de lire cette prévalence - là de l'imaginaire, du maternel. Comment cela vient opérer puisque ça demande un décalage, d’aller au-delà de l’évidence ? Vous voyez bien ce qui va nous priver, puisque c’est cette lecture qui constitue ce que j’évoquais au début : le libre arbitre : c’est-à-dire la capacité d’avoir une analyse, de ne pas être dans la réaction. C’est un retracé d’expérience « Ah, il m’a fait ça ! Je vais lui faire pire ! » Là, on n’est pas dans l’analyse, on est dans la réaction, vous voyez de quoi je parle.

Vous savez notre intérêt à Cyrille et moi pour ce que nous apprennent les artistes. Je prendrai appui sur un écrivain français Jeanne Benameur née en 1952 qui a écrit un petit roman que je vous invite à lire : « les demeurées ». Ce roman raconte l'histoire d'un couple mère – fille, effectivement de demeurées, parlant à peine et totalement prises dans une relation apparemment fusionnelle. Ce récit relate quelque chose qui va se déplacer grâce ou à cause de l’école, ce qui va générer des ennuis bien entendu. De l’apprentissage d’une langue, de sa grammaire, de son lexique, etc., cela passe par une enseignante. Cependant cela n'en est que le vecteur puisque ce récit nous apprend que ce tiers est dans la langue elle-même, dans l'intelligence de la langue et c'est là l'essentiel de ce à quoi je voulais après ce long cheminement vous amener, « c'est que le tiers est dans la langue ».

Si c'est bien « lalangue » la musicalité qui en tant que continue est ce qu'assure la fonction maternelle : la continuité de la vie, la langue dans un peuple, c’est un pacte symbolique. On se met d’accord pour que tel mot désigne telle chose. Cela inscrit une discontinuité et par là même fait tiers. Cela vient procéder à des découpes dans la lalangue maternelle. C’est exactement, ce que font les enseignants à l’école maternelle (les bien nommées maîtresses). Elles amènent du discontinu dans la langue maternelle. C’est la fonction de cette école, mais aussi souvent en amont des professionnels de la petite enfance.

Je travaille avec plusieurs équipes de crèches qui parviennent à le mettre en œuvre, quand les parents ne mettent pas trop leur nez dans ces espaces. Ces lieux leur devraient être proscrits, interdits, et seulement réservés aux enfants. Les professionnels arrivent à mettre en place cette langue qui déloge la « lalangue » maternelle qui y inscrit la discontinuité. Vous savez que cela témoigne directement de cette autorité qui pourrait venir faire tiers et souvent suspectée voire insupportable pour les parents. Cela leur fait violence et ils réagissent parfois en miroir à cette violence, puisqu’il leur est dit que ce qui prévaut c’est l’intégrité de leur petite personne, leur « lalangue » intime.

A quand les caméras dans les crèches et dans les classes pour que l’enfant soit bien en permanence sous le regard de l’Autre maternel ? Vous avez des associations qui demandent l’installation de caméras, que l'Autre maternel vienne surveiller ce qui se passe pour qu'il n'y ait pas d'entame à ce continu, qu’il n’y ait pas de discontinuité apportée par le professionnel, qui lui amène de l'altérité.

Ce que j'explore pour ma part avec plusieurs équipes face à ces situations d’enfants ou d’adolescents, c’est de prendre appui sur les ressorts de la langue. Autrement dit, de faire résonner la langue avec ses équivoques, ses énigmes, ses questions qui font passer d'un énoncé univoque à une énonciation. D'où l'on peut alors distinguer les dimensions de l'imaginaire du symbolique et du réel, mais cela demande aux professionnels de prendre appui, non pas sur une réactivité, mais sur l'intelligence de la langue et de toujours se poser cette question : « quand il me dit cela, qu’est-ce qu’il dit ? ».

Illustration : « Vous vous en battez les couilles de moi ? » Jette une adolescente à son professeur de mathématiques qui la décrit comme provocante au moment où celui-ci l’expulse de la classe, car il est excédé, ne sachant plus comment faire avec elle.

C’est peut-être sensible pour vous que dans cette énonciation ce tiers que l’on ne voit pas, qui n'est pas de l'ordre de l'évidence, s'entend dans l'équivoque, pour peu qu'on le fasse résonner « Vous vous en battez les couilles de moi » que dit-elle ? Ce désamour qu’elle lui adresse, qui n’est qu’une façon de dire son désespoir de ne pas être aimée, illustre bien comment les sentiments sont réciproques, parce ce que bien entendu, cela va être réciproque, elle va se faire virer. Puisqu'il a privilégié l'axe imaginaire du moi à moi, l'empathie ou le miroir prime sur ce qu'il y a entendre dans l'équivoque, ici clairement sexuelle. Il suffit qu’un sentiment se manifeste, se suggère (comme le dit Lacan) pour qu'il soit pris dans cette réciprocité. C'est un travail de civilisation singulier et collectif pour ne pas se laisser contaminer par cette affection. Vous entendez là encore l’intelligence de la langue. La possibilité de la sortie de cette réciprocité c'est la référence à un tiers terme qui n'est autre que le vide laissé par l'équivoque, son énigme, son doute, par un autre sens, un pas de sens.

La difficulté, c’est que cet enseignant n’a pas entendu ce que venait lui adresser cette adolescente : Est-ce que je suis légitime, est-ce que j’ai le droit d’exister en tant que femme sur la scène sexuelle ? Bien entendu cela il l'a repéré, que dans le transfert il venait endosser la représentation d'une figure paternelle. « Tu m’en donnes le droit ? » C’est ce qu'il n’a pas entendu, et qui a fait que cette jeune fille a été exclue du collège.

Je suis désolé d'avoir été un peu long, mais il me paraissait important de faire ce long cheminement pour en arriver à cette question du « tiers dans la langue » elle même.

Cyrille Noirjean : Merci, c'était très bien en effet de faire ce long cheminement. Je voulais juste faire remarquer comme tu l'as indiqué au début, mais c'était clair dans tout ton propos que l’on est vraiment dans la psychopathologie de la vie quotidienne, et d’illustrer à quel point ce que tu  décris est présent dans toutes les relations sociales et spécifiquement dans les relations sociales au travail. Je peux en parler grandement et comment en effet c'est compliqué. J’en parle d’une position où je suis sensé justement faire tiers, et c'est en permanence ce qui vient être délégitimé en effet dans la vie quotidienne. Nous pouvons nous rendre compte, que nous sommes en permanence en train d’essayer de faire tenir quelque chose du côté d’une instance tierce. Si l’on suit les études pratiques de psychopathologie et que la structure dans laquelle nous nous logeons, celle de la langue. C’est là que vraisemblablement aujourd’hui on peut avoir un appui solide. Je pense à l'article de Judith Butler, la spécialiste de la théorie du genre, où toutes ses attaques  assurent l'axe que tu as décrit comme étant imaginaire. Elle adresse un article dans Libération au président de la République qui malgré tout essaye de tenir sa fonction comme il peut, mais il la tient. Ce sont des insultes bêtes, qui dans la situation actuelle ne sont pas opportunes.

Tant que l’instance paternelle phallique était puissante, et que se mêlaient de l'imaginaire et du symbolique, personne ne venait la mettre en péril. Maintenant que l'imago paternelle sur son déclin est tout à fait liquidée, l’instance tierce, elle, est ailleurs. Cependant, je tiens à rappeler « qu’elle est dans la langue ». C’est important de l’entendre et dans la vie quotidienne de pouvoir venir agir, et non réagir sur ce plan-là.

Jean-Luc de Saint-Just : Ce que j’ai essayé de faire entendre c'est que l'enseignement de Lacan n’est absolument pas nostalgique du patriarcat, aucunement, pour Charles Melman non plus, mais  de m'efforcer d’éclairer ce qui se passe pour le parlêtre pour repréciser que le Nom du Père on peut s’en passer, mais à condition que vous vous serviez de cette fonction du tiers, à savoir que « ce tiers est dans la langue ». Lorsque vous menez un entretien, quand vous êtes en couple, ou que vous faites un travail d'équipe, comment prenez vous appui sur la langue pour soutenir l’altérité, soutenir quelque chose qui n’est pas en miroir ? Car comme cette fonction sociale est effacée, le premier mouvement c'est le mouvement en miroir, c'est en premier ce dans quoi nous sommes pris.

Le premier mouvement dans lequel on est pris, c’est la réaction en miroir, c’est récurrent dans le quotidien de chacun, comme dans l’actualité. C'est un effort de civilisation qui est demandé à chacun de réprimer cette réaction pour pouvoir ouvrir à ce que la langue fait entendre.

Voyez que le cri de colère de cette adolescente, fait entendre plein de choses. Bien souvent dans les équipes et dans les familles il y a cette idée de faire venir un tiers. Cependant, cela n’opère pas et ne marche jamais même en multipliant les tiers, car c’est dans la langue qu’il s’agit de faire entendre qu'il y a de l’Autre, qu’il y a un vide, qu’il y a une énigme, quelque chose qui pose question, mais cela demande un travail, un effort, car cela ne va pas de soi. Puisque ce n’est pas de l’évidence, ça demande à faire raisonner, à pouvoir interpeller l'Autre de la parole. Quelque chose doit venir soutenir cette question-là, selon le style de chacun, cette dimension il s’agit de s’en servir.

Anne Dumas : Situation évoquée : une personne reçue en entretien lui déclare : « vous n’avez, rien à m’apprendre, je sais ce que je dois faire ». La professionnelle relève « une espèce de brouillage » et cela l’interroge.

Jean-Luc de Saint-Just : C'est très intéressant ce que vous décrivez car vous illustrez ce que j'amène. C’est de « lalangue », c'est du continu sans discontinuité. La question c'est de savoir comment vous allez pouvoir mettre en place du discontinu, et mettre de la scansion dans le cadre de ces entretiens ? Car ce n’est pas l’un sans l’autre. Je vais répondre par une vignette clinique.

Une psychologue du travail me décrit sa grande difficulté avec une personne qu’elle rencontrait pour une réorientation professionnelle. Les entretiens devaient durer 3/4 d’heure. Or, ils duraient généralement 2 h dans un flot continu de parole. Cette professionnelle était sur l’idée qu’il fallait la laisser s’exprimer, et donc cela n’en finissait pas. Il n’y avait aucune issue, car en plus sa situation n’avançait pas. La personne reçue en consultation disait : « Vous ne pouvez rien pour moi. Je ne m’en sortirai pas » Mais elle revenait ! A un moment donné m'évoquant cette situation j'ai suggéré qu'il fallait qu'elle mette en place un pacte, un tiers symbolique : l'entretien c'est 3/4 d'heure point, il faut scander. Ce qui est intéressant dans cette situation, c’est de repérer que cette professionnelle était prise dans le fait d'exécuter la toute-puissance de l’Autre, en miroir, et qu’elle-même n’était pas en mesure de faire jouer l’instance qui viendrait faire limite à leur jouissance commune puisque bien entendu, elle y participait.

Pourquoi l’enseignante arrive-t-elle à faire ce travail ? Parce qu’elle est « la maîtresse des enfants » entendez ce signifiant dans toute son équivoque. Par le langage, l’enfant va consentir à se plier à la langue avec ses règles, ses obligations, pourquoi ? Parce qu’il est amoureux de sa maîtresse. Il y a la nécessité de partir de ce qu’il n’y a pas « l’un sans l’autre ».

Dans cette vignette clinique je précise à cette professionnelle : « l'entretien est terminé vous revenez à telle date, tel jour et à telle heure » après avoir tenu compte de mes suggestions la psychologue fût surprise de l'effet produit. Lors de l’entretien suivant, la personne reçue dit : « J’ai compris que je devais faire des choix ».

Ce n’est pas une recette, mais vous entendez bien, que dans la relation et de votre place prise dans le transfert avec ces mères, vous avez à soutenir quelque chose du discontinu dans la langue elle-même. Pour que quelque chose advienne, un doute, une question, un pas.

Dans cette vignette clinique, ce que j'ai suggéré, c'est la mise en place d'une scansion,  « terminer l'entretien à l'heure prévue », l'effet fût immédiat, d'où l'étonnement de cette psychologue.

Anne-Marie Dumas : Finalement on est dans le discours de l'analyste, dans cette équivoque, c'est la posture de l'analyste.

Jean-Luc de Saint-Just : vous avez raison, mais ce n'est pas une posture, c'est le ressort de l'analyste c'est ce dont il se sert, parce qu'il n'y a que cela qui fonctionne, qui est opérant. Le problème c'est que personne ne prend acte de ce que l'on raconte. C'est tellement mieux de réagir, d'être dans son petit narcissisme.

Cyrille Noirjean : Cela fait du bien de réagir pour filer ton propos, j'évoquais avec une collègue une réaction en miroir d'une personne salariée que je dirigeais : « ça fait du bien, c'est pas faux, d'envoyer bouler ».

Jean-Luc de Saint-Just : On est plutôt du côté de la jouissance, le problème de la jouissance, c'est qu'elle se réalimente tout de suite et cela ne s'arrête jamais. Nous en reparlerons ultérieurement.

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