Jean-Luc CACCIALI : L’anorexie-boulimie-2016
Jean-Luc CACCIALI, Lyon le 24 mai 2016
L’anorexie-boulimie : nouveau malaise dans le champ de la féminité, par le Docteur CACCIALI, psychiatre et psychanalyste à Grenoble, auteur de nombreux articles dont sur l’anorexie-boulimie, dans le Journal Français de Psychiatrie
Remerciements pour l’invitation.
« Mon propos ne sera pas directement centré sur l’anorexie-boulimie dans son articulation à la nouvelle économie psychique, nouvelle notion qui cherche à préciser l’économie psychique contemporaine, il ne serait pas excessif d’y situer nos interrogations, nous pourrons en discuter bien sûr, mais je ne ferai pas un lien direct. Il y a donc eu deux numéros du JFP effectivement consacrés à cette question et qui faisaient suite à des journées sur ce thème que nous avions organisées à Paris avec Charles Melman et Thierry Jean. Et puis en ce qui me concerne plus directement, il y a longtemps, j’étais très jeune, puisque que je passais l’internat en psychiatrie à Lyon, il y avait trois questions à traiter dont l’une était « l’anorexie » donc ce n’est effectivement pas une question nouvelle. Et ce qui est curieux c’est que je ne me souviens absolument pas des deux autres questions. Quand j’ai commencé à travailler pour ce soir, j’ai quand-même cherché les deux autres questions, et je n’arrive pas à m’en souvenir mais je me souviens parfaitement qu’il y avait la question de l’anorexie.
Quand Jean-Luc m’a proposé de venir vous parler de l’anorexie, j’ai proposé l’anorexie-boulimie et j’ai ajouté avec un trait d’union. Je tiens au trait d’union, c’est bien sûr pour des raisons cliniques. Très souvent dans la clinique, même s’il y a des formes pures d’anorexie, des formes de boulimie pures, il y a quand-même le plus souvent des formes mixtes et puis bien sûr même les formes pures, peuvent tout à fait virer : une anorexie très sévère quand ça va mieux, peut tout à fait virer du côté de la boulimie et l’inverse. Et puis quelqu’un qui est boulimique et qui se fait vomir, se présente comme une anorexique et au téléphone peut tout à fait vous demander un rendez-vous en vous disant qu’il a des problèmes d’anorexie alors que ce sont des crises de boulimie cliniquement avec des vomissements. Et puis, peut-être que l’on résiste au trait d’union parce que nous avons du mal à penser qu’une même instance peut déterminer des choses opposées. Freud a remarqué, vous connaissez sûrement son article « Le sens opposé des mots primitifs » qu’il y a des mots, des mots anciens, qui ont des sens totalement opposés. Ce qu’indique le trait d’union c’est que ces deux manifestations cliniquement opposées ont une logique commune. J’insiste sur ce point d’une logique commune que je reprendrai.
Il y a aussi quelques années, quand j’avais proposé à Charles MELMAN de considérer l’anorexie-boulimie comme une entité clinique, je lui disais que je faisais l’hypothèse que l’anorexie boulimie de la jeune fille était une tentative de réponse à la question hystérique de sa mère. La question hystérique, la question de l’hystérique, vous le savez sans doute, est : qu’est-ce qu’une femme, ou aussi, qu’est-ce qu’un organe féminin, Je faisais l’ hypothèse que la fille tentait de répondre à cette question hystérique de la mère, en essayant, en tentant d’écrire, ce que nous appellerons à la suite de Lacan, un toute-femme, c'est-à-dire en essayant de créer un ensemble des femmes, un ensemble qui soit fermé comme l’est celui des hommes.
A propos des hommes en général, il y a quelques années, quand un jeune homme, un homme qui était anorexique, le plus souvent c’était de l’ordre de la psychose, c’était classique, la clinique nous faisait considérer les choses de cette façon. Et donc, il y a quelques années, un jeune homme m’appelle, me demande un rendez-vous parce qu’il souffre d’anorexie. A l’heure du rendez-vous convenu il n’est pas là, il m’appelle au téléphone, je lui demande - où est-ce que vous êtes ? – il me dit : « Je suis au cabinet de Paule Cacciali, dans la salle d’attente de Paule Cacciali ». Ça va, on n’habite pas loin, les deux cabinets ne sont pas très éloignés. Par contre, lui n’était pas psychotique, il arrive et me dit qu’il souffre d’anorexie, en fait il faisait des crises de boulimie et se faisait vomir, mais il se présentait bien comme un anorexique. A l’époque je me disais, puisque c’est un cas d’anorexie assez pur, sans être psychotique, je me disais, que cela annonçait qu’il y aurait aussi des hommes qui souffriraient de cette pathologie et que ce ne serait pas une pathologie essentiellement féminine. C’était il y a déjà quelques années, pour le moment cela ne s’est pas vérifié. C’est une pathologie qui quand-même reste essentiellement féminine.
Donc mon propos de ce soir, fait l’hypothèse que l’anorexie-boulimie répond à la même question que l’hystérie, ce qu’est qu’une femme, ce qu’est un organe féminin, mais y répond de façon différente. C’est sa modernité.
Une jeune femme, qui n’est ni boulimique, ni anorexique, me dit qu’elle aime bien regarder la coupe du monde de foot, et d’ailleurs elle-même préférait jouer au foot avec les garçons. Quand elle était étudiante, elle faisait partie d’une équipe de foot féminine pour des raisons universitaires, de sport universitaire. Et je lui lance cette remarque un peu lourde : entre garçons ! Puisqu’elle disait préférer jouer au foot avec les garçons. Elle arrive à la séance suivante et me dit qu’elle est très vexée. Alors bien sûr, je lui demande pourquoi. Elle me dit parce qu’elle est une fille. Et compte tenu du ton sur lequel elle le dit, je lui demande « c’est une interrogation ? ». Elle me répond « oui, c’est vrai. » Elle poursuit en signalant qu’ « en primaire, la première règle de grammaire est que le masculin domine le féminin » et ajoute « ce qui ne donnait pas envie d’être une fille ». Et elle se demande pourquoi il n’y a pas de neutre. Vous voyez toutes les théories sur le genre, d’où elles peuvent venir, puisque le neutre existe dans d’autres langues. Elle se rappelle un roman où la narratrice disait qu’elle était passée de l’enfant garçon – elle ne se souvient plus si c’était raté ou manqué, donc compte tenu de mon titre j’ai retenu « garçon raté » – qu’elle était passée du garçon raté à « adulte androgyne ». « Adulte androgyne réussi », ça c’est la narratrice qui le dit dans son bouquin. La patiente poursuit en disant qu’elle, elle n’est pas tombée dans l’un ou l’autre, garçon manqué ou androgyne réussi mais précise qu’elle a entendu, dans le propos de la narratrice, garçon et fille. Donc elle n’est pas tombée dans « garçon raté » ou « androgyne réussi » mais elle a entendu garçon et fille, nous pourrions dire qu’elle a entendu de « garçon raté à fille réussie ». Je lui dois donc, ce point qui est dans le petit argument de présentation pour ce soir. C’est une jeune femme, brillante universitaire en psychologie, elle n’est ni anorexique, ni boulimique, mais elle nous fait entendre que la question de la féminité aujourd’hui ne se pose plus pour les filles, en tous cas plus beaucoup de la même façon que se la posait leur mère, qui souvent le faisait de façon hystérique et pouvait ainsi être amenée à faire l’homme. Cette jeune femme, elle, pose aussi la question du côté du raté ou du réussi mais pas où on aurait pu l’attendre.
Revenons plus directement à la psychopathologie, puisque c’est dans ce cadre que j’ai été invité à vous parler de cette question. Vous avez entendu que je distingue l’anorexie-boulimie de l’hystérie. C'est-à-dire que je pense que ce n’est pas une névrose de défense ; névrose de défense c'est-à-dire une névrose au sens freudien qui résulte d’un refoulement, comme le sont l’hystérie et la névrose obsessionnelle. Ce qui n’empêche pas que ce soit une névrose. Vous savez peut-être que c’était la grande préoccupation de Freud : une théorie unifiée des névroses. Quand il y a eu les névroses de guerre et donc les névroses traumatiques, il n’a pas vraiment tranché, mais il s’est posé la question : est-ce que ce sont des névroses aussi de défense, c'est-à-dire déterminées par un refoulement, ou autre chose. Il n’a pas tranché mais quand même, à ce moment-là il accepte qu’il y ait d’autres névroses que des névroses de défense.
Donc, ce qui ne va pas forcément de soi, la façon dont je vous propose que nous abordions la question est de considérer l’anorexie-boulimie comme un malaise dans le champ de la féminité.
Ce n’est bien-sûr pas le tout de cette clinique .Pour l’anorexie du bébé ou l’anorexie de l’enfant par exemple, on peut par contre tout à fait considérer que c’est la question du fantasme, donc d’un désir qui serait en cause. Une pathologie orale où le fantasme et le désir sont en cause. Ce qui va par contre dans le sens de ce que je vous propose, de l’hypothèse que je fais., c’est bien sûr la forme princeps de l’anorexie de la jeune fille, avec son trépied : anorexie, amaigrissement, aménorrhée. Nous trouvons très souvent cela dans la clinique : un déclenchement de cette affection au moment de l’adolescence c'est-à-dire bien sûr au moment où il y a remaniement de la sexualité, de la question sexuelle et des transformations corporelles.
Et puis il y a une autre forme, c’est celle des femmes, de certaines femmes, qui après quelques années de vie classiquement organisée phalliquement - mariage, enfants, travail - et qui pour différentes raisons, déclenchent, là on n’est plus chez les jeunes filles mais chez des femmes qui ont déjà une vie très organisée et qui déclenchent une anorexie ou une boulimie. On peut peut-être dire qu’aujourd’hui ce n’est plus le bovarysme mais que c’est l’anorexie-boulimie.
Et puis, il y a bien sûr toutes les femmes qui ont des difficultés avec ces questions, sans pour autant que nous puissions dire que c’est franchement pathologique. J’insiste, il y a quand même… une fréquence importante de femmes qui ont des difficultés de cet ordre sans qu’on puisse dire que c’est pathologique.
Ce sont toutes ces manifestations cliniques actuelles qui me font situer cette question au niveau du champ de la féminité.
Vous savez que pour Freud et Lacan, le chemin de la féminité pour une femme est d’accepter de venir en position Autre. C’est le lieu pour une femme. L’Autre c’est aussi le lieu de l’inconscient. Alors une femme peut très facilement être amenée à se demander ce que serait une femme qui serait autre chose que son inconscient, c'est-à-dire autre chose qu’Autre. Je superpose les deux. Parce que c’est ce que fait l’hystérique, elle à l’inverse, elle consiste avec son inconscient. La consistance, telle que nous… je vous demande de l’entendre comme étant le corps ; c’est le corps qui fait consistance. L’hystérique, non seulement elle est Autre, mais elle va être radicalement Autre. Nous pourrions dire que l’hystérique c’est l’inconscient en exercice, c’est ce qui fait la labilité de ses symptômes, la labilité de son humeur. On vous a parlé lors de la dernière soirée des troubles bipolaires ; vous voyez toute cette affaire – je ne vais pas discuter de cette question – mais toute l’affaire de la cyclothymie, une femme très vite peut se trouver cyclothymique, c'est-à-dire la labilité de son humeur. Et cela même dans la même journée, ça n’en fait pas du tout une bipolaire. Mais c’est précisément parce que sa consistance c’est l’inconscient, donc elle n’a pas d’amarres, n’a pas d’ancrage, d’où la labilité des symptômes et la labilité de l’humeur.
Toujours, avant de vous dire en quoi je considère que l’anorexie-boulimie c’est différent de l’hystérie, toujours donc à propos de l’hystérie, il y a bien-sûr ce point très important qui est son rapport au phallus. On peut dire que l’hystérique est possédée, c'est-à-dire qu’elle lui donne voix au phallus, non seulement dans les formes très manifestes de possession démoniaque. Elle lui donne voix c'est-à-dire qu’elle s’en fera le porte-parole puisque le phallus ne parle pas, le phallus est silencieux donc elle va s’en faire le porte-parole. Si le maître s’autorise du phallus, disons les choses comme ça, l’hystérique elle, elle l’autorise, c’est cela la possession, elle l’autorise à parler, lui qui d’habitude est silencieux. Bien sûr cela va se faire au prix de la souffrance, au prix du symptôme, au prix du symptôme qui va s’écrire dans le corps. Le symptôme hystérique, le symptôme de conversion s’écrit dans le corps, mais c’est un message à déchiffrer. C’est un message - la paralysie de l’hystérique ne répond pas à l’anatomo-physiologie – c’est un message à déchiffrer, c'est-à-dire que c’est un corps parlant. Nous disons un corps lettré, un corps lié au langage.
Aujourd’hui, vous serez peut-être d’accord de dire que le corps est plutôt considéré comme un organisme, un organisme biologique plutôt que comme un corps lettré. Il est traité plutôt de façon scientifique. On s’en occupe beaucoup du corps, même, il est connecté, il va l’être de plus en plus, pour des raisons de santé. On le scrute, on le modèle, on l’entretient sportivement, on le nourrit de façon biologique… et c’est aussi la façon dont l’anorexique traite son corps. Elle est de son époque. Il s’agit pour elle d’en atteindre le réel : de quoi il est fait réellement ce corps, pas un corps qui parle… de quoi il est fait réellement. Bien sûr, elle le fait dans la réalité. Nous, nous distinguons le réel et la réalité. C'est-à-dire qu’elle le considère comme une chose, comme une carne. Une jeune femme boulimique qui se fait vomir, et donc se présente elle aussi comme anorexique me dit qu’ : « Il doit bien y avoir un lien entre la nourriture, le sentiment d’abandon et le sentiment de viande. » C’est la première fois qu’elle évoquait cela. Elle est nutritionniste, son père est médecin. Je lui demande, assez innocemment, « quel sentiment de viande ? ». « Se sentir un morceau de viande dans les bras… », Elle allait dire d’un homme, elle se reprend, et dit « dans les bras de quelqu’un ». C’est à propos d’une certaine tonalité que nous pouvons dire que ce n’est pas seulement le refus, ce n’est pas seulement le retrait devant la question de la sexualité, c’est « se sentir comme un morceau de viande dans les bras d’un homme ».
Je vais rapidement vous l’illustrer avec la métaphore du potier, que Lacan a repris chez Heidegger et qu’il a maintenu sous différentes formes. Nous pourrions dire qu’elle fait avec son corps ce que fait le potier avec son argile pour donner forme au vide. Pourquoi je vous dis un truc pareil. C'est-à-dire qu’elle considère son corps comme une chose, comme un pot qui peut soit être rempli, soit être vidé ; une chose donc. Ce n’est pas un corps qui parle, qui envoie des messages comme le fait le corps de l’hystérique. Quoiqu’on pense parce que peut-être que ça ne va plus de s’appuyer encore sur Heidegger. Je vais quand même vous dire mon truc, c’est sans doute un vrai problème mais vous savez que Lacan s’est sans doute beaucoup appuyé sur Heidegger. Donc Heidegger a fait un article dont le titre est « La chose », un article très intéressant sur lequel Lacan s’est appuyé. Heidegger se pose la question de l’être de la chose. Pas ce qu’est une chose mais ce qu’est son être. Et il le fait, son pot c’est une cruche, je ne sais pas si en allemand il y a la même équivoque qui vous fait sourire avec le mot cruche, et il situe l’être de la cruche dans le versement, dans l’acte de verser, c'est-à-dire qu’il ne situe pas l’être de la chose dans les parois, dans les parois qui entourent le vide. L’être de la chose est rassemblé dans tout ce que peut contenir le signifiant verser.
Mais la cruche peut aussi se réduire simplement à se remplir ou se vider, ce que je disais caractériser le rapport de l’anorexique avec son corps. Mais ce qui peut nous intéresser dans ces réflexions philosophiques c’est qu’elles nous permettent de penser le vide de façon un peu différente. Vous savez que le vide est une question très importante. La rencontre du vide, c’est un terme qu’on emploie tellement, que l’on peut le banaliser, mais en clinique, la rencontre du vide est très dangereuse pour un sujet, c’est un grand danger. Ce qui nous le montre, c’est l’accès mélancolique. Le physicien, par exemple, lui, il cherche à le calculer le vide, d’ailleurs, aujourd’hui en physique, on considère de moins en moins qu’il y a du vide. Ça ne l’intéresse pas, il ne cherche pas à le penser, c’est une affaire de calcul.
Alors nous qui rencontrons cette question en clinique, vous voyez que ce qui peut nous intéresser dans ses remarques philosophiques, c’est qu’il est plus riche de penser le vide comme ce qui va contenir non pas le liquide, mais ce qui est rassemblé dans le verser comme ce qu’on offre à boire. Ce sont deux façons différentes de l’aborder, simplement le vide de la cruche comme ce qui permet qu’on remplisse ou qu’on vide, mais on peut aussi considérer que c’est ce qui permet de verser ce que vous voulez offrir à boire. Cela nous fait entendre la dimension signifiante de la chose mais comme je le disais à propos du corps, un corps peut-être réduit à être remplit ou vidé et non plus un corps signifiant. Ces quelques remarques nous permettent déjà d’entrevoir la direction qu’aura à prendre le travail thérapeutique.
Et cela nous permet d’entendre aussi une toute petite différence qui pourtant a de très grandes conséquences. Il y a donc le vide et le plein et il y a le vide ou le plein. Ce n’est pas tout à fait la même chose de dire il y a le vide et le plein, que de dire il y a le vide ou le plein ; cela n’a pas du tout les mêmes conséquences. Lacan reprend cette métaphore de la cruche comme chose et notamment il la reprend à propos de la fabrique du signifiant. Vous le savez peut-être, puisqu’il y en a qui sont familiarisés avec tout cela, il la reprend avec le pot de moutarde, qui est à moitié vide ou à moitié plein. Le pot de moutarde vous pouvez le considérer à moitié vide ou à moitié plein, ce qui n’est quand même pas du tout la même chose que si vous le considérez comme à moitié vide et à moitié plein. Pourtant c’est la même chose que vous avez : un pot de moutarde qui n’est pas complètement rempli. Le signifiant est symbole du zéro. Vide et matière à la fois. Ceci pour nous indiquer que notre rapport au corps n’est pas univoque, que nous aurions un rapport naturel, univoque, à notre corps, alors que pas du tout. Donc un rapport très différent au corps de l’hystérique et de l’anorexique-boulimique.
Et puis le rapport au corps pour une femme est lié avec la question de la féminité, ce sera mon deuxième point. Je vais prendre les choses à partir de ce que j’ai appelé dans mon titre le champ de la féminité. Le terme de champ est un terme très important, il y a des physiciens qui actuellement disent qu’on n’a pas exploré tout ce que le terme de champ, tout ce que cette notion de champ pouvait recouvrir. Lacan, lui, utilisait le terme de champ à propos de la jouissance. Et puis si je vous ai proposé le terme de champ de la féminité et que le terme de champ a une importance, c’est que la féminité ce n’est pas tout à fait la question du féminin. Ce sont deux questions, comme je sais que vous l’abordez dans un autre groupe, je ne voudrais pas que l’on superpose les deux.
Pour une femme, la question de la réalisation de sa féminité se pose au regard du discours ; bien sûr discours de l’Autre, discours du grand Autre, donc discours de l’Autre social puisque l’inconscient c’est le social .Classiquement on entendait… une femme qui a de hautes fonctions dans les relations humaines, parle de son trajet et me dit, ce qui est classique, qu’à un moment donné compte tenu du milieu d’où elle venait, dans lequel elle vivait, « elle a endossé le costard des hommes ». C’est une position classique.
On peut dire que dans nos démocraties occidentales, je crois que vous serez d’accord, la condition féminine a radicalement changé au cours du siècle précédent. Bien sûr, grâce principalement, au combat féministe. La représentation de la femme, cela me gêne de vous dire ça, Jean-Luc le soulignait, de notre tribune d’homme, mais bon … il y a un point, gardez en tête ce point que la féminité, j’insiste, à distinguer du féminin, ce que nous appelons le féminin, la féminité dépend du discours et du discours social. Donc la condition féminine a radicalement changé et en grande partie, on peut dire, grâce au combat féministe. À la représentation, on va dire, de la femme soumise et dépendante, du siècle passé, s’est substituée la femme libérée du XXème siècle. Aujourd’hui on peut dire qu’il n’y a d’une certaine façon plus aucun domaine, même la présidence de la République, qui n’est pas accessible aux femmes. C’est quand même un grand changement, en tous cas dans nos sociétés modernes, je disais dans les démocraties occidentales. Et même si ce mouvement est loin d’être achevé, on peut se dire qu’il est irréversible. Pour le psychanalyste, c’est un constat, le psychanalyste, lui, il a à dire ce qui est, il n’a pas à en juger, il a à dire ce qui est, c’est à ce titre-là que je vous fais cette remarque, je n’ai aucun jugement sur cette question. Je vous précise ça parce que bien sûr, nous les psychanalystes on n’arrête pas néanmoins de juger, très souvent imprudemment… or, le psychanalyste, lui, a à dire ce qui est, à dire comment il lit les choses. Par contre, ce qui le concerne plus directement, c’est que cette transformation de la condition féminine n’a pas pu se faire sans transformations, sans conséquences, sans transformations subjectives. Et bien sur, ce qui le concerne directement, ce sont ces modifications subjectives qu’il peut contribuer à essayer d’éclairer.
Donc il y a eu ce que l’on a appelé, il n’y a encore pas très longtemps, le mouvement de libération des femmes. Il s’originait essentiellement de la revendication d’une égalité, égalité de droits, et à ce titre, et légitimement il ne tenait compte ni du particulier, ni de la différence des sexes. Mais il n’a pas pu se construire néanmoins sans un idéal, sans le support d’un idéal, et bien sur avec la demande d’égalité des droits, l’idéal qui vient comme support, c’est un idéal de mêmeté, être le même que l’autre. Idéal qui va se payer du coup d’un rejet de la féminité, de la féminité fondée sur la différence des sexes.
Parce que si les hommes et les femmes sont égaux en droits, qu’en est-il au niveau de l’inconscient ? Freud avait remarqué que dans l’inconscient il n’y a pas de différence des sexes, il n’y a rien qui inscrit la différence des sexes. Elle n’est pas inscrite en tant que telle dans l’inconscient. Par contre, il y a un rapport différent, il y a deux postions possibles, un rapport différent possible au phallus, mais l’inscription, il n’y a rien qui inscrit en tant que telle la différence des sexes. Nous pourrions remarquer que cette revendication d’égalité des droits peut tout à fait convenir à la revendication hystérique, à la revendication inconsciente de l’hystérique, la revendication inconsciente hystérique que nous pourrions dire : être aimée par le père, notre père à tous, non seulement par son père , être aimée par le père à l’égal du garçon. C’est bien sûr ce qui va la pousser à être un garçon manqué. Comme je le disais, ce que les femmes disent très souvent elles-mêmes, cette femme disait qu’il y a eu un moment où elle a endossé le costard des hommes pour devenir quelqu’un qui a une haute fonction dans les relations humaines. De façon plus structurale, l’hystérique est bien sûr une femme - identification symbolique féminine - mais c’est une femme qui fait l’homme. L’hystérique masculin est aussi une femme, une femme qui fait l’homme de la même façon.
Alors, ce que je vous raconte de ce mouvement féministe, c’est qu’ il a été très critiqué au nom précisément de cette revendication à l’égalité et il a été critiqué par les psychanalystes eux-mêmes, puisque comme je vous le disais, il s’appuie quand-même sur un idéal de mêmeté. Mais ce que je voudrais souligner ce soir, c’est qu’il y a eu un changement que n’ont pas beaucoup entendu les psychanalystes, il y a eu un changement dans le mouvement féministe, qui a eu aussi, lui, comme toutes les transformations sociales, des conséquences subjectives qui ne sont pas tellement analysées en tant que telles. Si le premier mouvement pouvait pousser une femme sur une position hystérique, à une revendication d’égalité, ce nouveau mouvement va pousser une femme sur une position différente de la position hystérique. Nous pourrions sans doute dire qu’à la demande d’égalité des droits a succédé, pour le coup, une prise en compte de la différence des sexes, mais cela se fait, s’est fait – aujourd’hui je pense qu’on est dans une autre phase – mais cela s’est fait ces dernières années sur un mode très particulier.
Donc revendication à la différence cette fois-ci, plutôt qu’à l’égalité, mais je disais sur un mode particulier. Par exemple quelqu’un comme Mona Ozouf souligne que le droit à la différence s’est transformé en exigence des droits différents. Il s’agit d’écrire une histoire des femmes, mais faite par des femmes. C’est en quelques sortes un féminisme de la différence absolue. Et là encore, nous pourrions dire que ce mouvement est tout à fait en phase avec son époque, époque où la question de l’identité est majeure, aussi bien sur le plan individuel que sur le plan collectif. Ça va envahir la prochaine campagne présidentielle, ça va être un thème central celui de l’identité. Au dessus de Grenoble il y a un fort, le fort Saint-Eynard qui a été totalement rénové. Je me baladais à pieds, ici certains qui fréquentent Grenoble le connaissent, j’allais me balader et je tombe sur un écriteau qui fait état des rénovations, c’est un ancien fort militaire, il n’y a que dix lignes, même pas, et la question à laquelle veut essayer de répondre la visite, avec la restauration du château plus un petit musée, c’était celle de l’identité dauphinoise… Il doit donc y avoir une identité dauphinoise… c'est la préoccupation des pouvoirs publics, on va rigoler… mais c’est une question qui est sans doute considérée comme majeure, on restaure un fort et on vous dit… c’est ce qui a animé le conservateur probablement… quelle est l’identité dauphinoise. Je ne sais pas si elle est si particulière que ça… Vous entendez tout de suite le danger, c'est-à-dire bien évidemment qu’on aurait une particularité les dauphinois, alors vous imaginez bien que Rhône-Alpes d’accord, enfin Rhône-Alpes-Auvergne, mais enfin nous les dauphinois ? Je vais vous dire ce qui va se passer au mieux : une réponse hystérique avec un phénomène d’hystérie collective possible. La réponse hystérique, c’est l’objection « Et moi que vous semblez avoir oublié ». C’est bien l’identité de la région, mais vous avez oublié l’identité dauphinoise, et avec ça très vite vous créez un mouvement, un phénomène d’identité collective.
Vous avez un mouvement féministe de la différence absolue qui est donc de son époque puisque ce qui sous-tend ce féminisme, au nom de la différence, c’est la recherche d’une identité spécifiquement féminine. Après tout pourquoi pas, écoutez, si les dauphinois recherchent leur identité avec des fonds publics, c’est le minimum que les femmes cherchent une identité quand même féminine. Mais il faut mesurer tout le relief qu’a la question, tout le poids qu’a cette question, je le prends un peu en riant mais c’est une question qui a beaucoup de conséquences. Bien sûr une identité qui ne relève pas des rôles sociaux octroyés à une femme par la société patriarcale, ces rôles sociaux, qui sont attribués à une femme par la société patriarcale et par les hommes, ce sont les rôles d’épouse et de mère. Ce que ça sous-tend, c’est qu’il y aurait on va dire, une différence essentielle, entendez-le au sens de l’essence c'est-à-dire de nature, c'est-à-dire qu’il y aurait une différence entre les hommes et les femmes, mais qui serait de nature. Vous commencez à entendre pourquoi aujourd’hui la biologie prend tant d’importance : c’est une affaire de nature la différence entre les hommes et les femmes. Ils n’ont pas la même essence, alors pourquoi vouloir les articuler… pourquoi faire des tableaux ? Lacan a fait un tableau de la sexuation où les deux sont articulés, en cela il est resté freudien. C'est-à-dire que la position féminine est articulée à la position masculine et l’inverse. S’il y a une différence d’essence, on peut alors chercher une identité spécifiquement féminine. Vous ne la connaissez certainement pas, elle avait beaucoup d’importance quand j’étais jeune, Luce IRIGARAY c’est une psychanalyste, très importante dans le mouvement lacanien, très intéressante en plus, elle a fait des bouquins intéressants. Elle a fait un bouquin « Le temps de la différence » et dans ce bouquin elle écrivait en avertissement « J’ai des problèmes d’identité féminine que le droit actuel ne résout pas », vous voyez on n’est plus dans l’égalité des droits, elle, elle a des problèmes d’identité féminine que le droit ne résout pas. Si une femme doit faire une analyse, c’est pour retrouver la spécificité d’un inconscient féminin. Elle a eu beaucoup d’importance. Là c’est moi qui accentue : ça veut dire une libido spécifique qui ne devrait rien à celle des hommes. Et puis, puisqu’elle est née de quelqu’un du même sexe, une femme, si la libido a une frappe, on appelle ça la frappe phallique, la frappe du père qui produit un manque, c’est la castration, si une femme est née de quelqu’un du même sexe, la frappe ne peut être que maternelle. Et bien sûr du coup, elle n’a pas à se plier à ce qu’impose la loi du père ; elle a à se plier à la frappe maternelle. Et Luce Irigaray pouvait parler d’un mystère oublié des généalogies féminines, dans lequel mère et fille se retrouvent avec bonheur. Dans les origines, dans les généalogies féminines on est loin du ravage mère-fille, c’est une formule de Lacan, que la relation mère-fille est exposée à ce qu’il appelle le ravage, on en est loin, il y a à retrouver le bonheur entre une mère et sa fille. Après tout pourquoi pas ? Vous avez quelque chose contre, pourquoi on va s’opposer à ça. Pour autant, il s’agit de retrouver et de restaurer une identité féminine qui ne doive rien à l’ordre symbolique patriarcal. Vous entendez qu’on peut très facilement en voir l’attrait, dans un moment de l’histoire où la question de l’identité est majeure, on va dire prééminente dans le discours social. Par contre, cette inflexion du mouvement féministe, cette fois-ci, ne conviendrait pas à l’hystérique qui elle, je disais, préfère la revendication de l’égalité. Alors est-ce qu’elle conviendrait cette inflexion à l’anorexique-boulimique ? Est-ce qu’elle lui conviendrait mieux ?
Une femme dont la fille souffre d’une anorexie grave, me parle de la relation que sa propre mère avait avec sa mère, donc elle me parle de la relation entre sa mère et sa grand-mère. Enfant elle demandait à sa mère pourquoi elle parlait aussi méchamment à sa mère, donc sa grand-mère à elle. Sa mère lui répondait que c’était parce que sa mère ne comprenait pas et qu’il fallait bien lui expliquer, qu’elle ne lui parlait pas du tout méchamment, elle lui expliquait ce qu’elle ne comprenait pas. Cela se répétait pourtant sans cesse. Et puis, elle fait le constat, que sa fille lui parle de la même façon. Alors elle se demande très finement pourquoi car elle a bien repéré quelque chose de l’ordre de la répétition. Tout cela de façon très fine, elle est conseillère d’orientation, elle est psychologue donc elle a parfaitement repéré la répétition, et donc elle s’interroge. Elle note qu’elle n’a pas eu de problème avec sa propre mère jusqu’à 12-14 ans, où à ce moment-là sa mère est devenue très dure, et pouvait lui dire des trucs absolument abominables du genre « Tu te crois jolie », on entend, qui peuvent être dits rapidement mais pour être sûr qu’on va faire taire la fille, et ce n’est pas rien de dire ça à une fille. Bien sûr qu’elle était à ce moment là, très en colère la mère. Néanmoins elle dit qu’aujourd’hui avec sa mère, donc cette mère qui lui disait des trucs pareils, elle a une relation apaisée. Donc elle s’interroge très finement, on va dire sur la transmission de la féminité. Elle a repéré qu’il y a quelque chose de génération en génération ; elle est d’accord avec Luce Irigaray. Elle cherche dans la généalogie des femmes. Mais, bien qu’elle soit psychologue, elle s’interroge dans la transmission de la féminité sans référence tierce, simplement dans la généalogie des femmes. C'est-à-dire qu’elle pose la question de la féminité mais dans le champ exclusivement des femmes. Alors ce que nous pourrions dire c’est que c’est une transmission hors sexe. Elle est psychologue, et vous allez voir, c’est presque caricatural dans la clinique. Je ne voyais pas la fille, c’est la Maison des Adolescents qui s’occupe d’elle. Moi, elle vient pour me parler des difficultés qu’elle a avec sa fille. Elle me dit que le médecin qui s’occupe de sa fille a demandé à voir le père qui ne veut pas venir. Bien sûr, elle ajoute qu’il n’y a qu’elle qui se préoccupe de sa fille, qu’elle est seule à s’en soucier. Donc j’insiste très fermement, je me mets un peu en colère, je dis qu’il fasse comme il veut le fameux père, mais qu’il faut qu’il réponde à la convocation du médecin. Mais je lui recommande, je lui dis, que s’il vient, je lui demandais d’être silencieuse, de ne rien dire, qu’on sache ce qu’il dit, lui, de sa fille. Ne dites surtout rien. Bien sûr le père est venu, je vous dis c’est caricatural, bien sûr il a rappliqué, beaucoup parlé, beaucoup parlé de l’état de sa fille, du souci qu’il se faisait, qu’il s’en préoccupait beaucoup, qu’il était très inquiet et naturellement à la fin de l’entretien avec le médecin, il a demandé à revenir. Mais vous voyez ce qui est intéressant c’est que cette femme, parfaitement informée qui a la connaissance on va dire puisque, bon elle est psychologue, elle pose la question de la transmission de la féminité de mère en fille, sans vraiment se rendre compte que le père est écarté au titre du fait qu’il ne se soucie pas de sa fille. Mais vous voyez, elle n’est pas très… elle ne se met pas en colère pour qu’il vienne. Je lui ai dit « bien dites-lui que vous vous n’irez plus voir le médecin, qu’il se débrouille, que sa fille vous ne vous occuperez plus de la faire soigner ». Il n’a pas tardé à venir. Mais vous voyez que quand elle s’interroge sur les difficultés de sa fille, ce qui vient c’est de le faire dans la généalogie des femmes.
Alors, quelques rappels très rapides sur, disons, la position de Freud et de Lacan quant à cette question de la féminité. Freud, c’est la position de Freud, la féminité a un destin qui ne pouvait pas se passer de l’homme, puisqu’une femme attendait de lui qu’il lui donne le phallus, que ce soit sous la forme de l’amour ou de l’enfant comme substitut. De l’amour ou de l’enfant, comme substitut à ce dont la mère a privé la fille originellement, donc ce dont la mère l’a privée, elle va le demander au père, elle va le demander à l’homme, elle va le demander sous forme de substitut, l’amour ou l’enfant. Donc la féminité pour se réaliser pour Freud implique le rapport à l’autre sexe. Celui qui est censé détenir le phallus, donc d’abord le père puis l’homme. C’est la position de Freud mais du coup elle implique cette autre question qui est de savoir comment la féminité vient à une fille dans le rapport à son père. Puisque, si elle doit en passer aussi par le père pour avoir accès à la féminité, comment cela se passe dans le rapport au père, qu’est-ce qui fait qu’elle va pouvoir l’accepter, qu’est-ce qui fait même qu’elle va pouvoir en être heureuse. Donc une féminité qui ne se joue plus dans la relation duelle avec sa mère, mais une féminité qui requiert la médiation d’un tiers, qui ne peut pas se transmettre simplement de façon duelle et bien sûr, c’est là que surgissent les problèmes, c’est sur ce chemin, sur cette voie d’accès à la féminité qu’il peut y avoir des obstacles. Je dis qu’il peut y avoir des obstacles parce qu’ils peuvent être du fait de la fille, dans le refus par exemple, mais pas seulement, ils peuvent aussi être le fait de circonstances, la fille peut ne pas avoir le choix. Est-ce que Dora pouvait par exemple s’identifier à sa mère, dans le choix des identifications ? Il aurait fallu que le père de Dora – je suis toujours dans le rapport au père - donne à cette femme une valeur qui incite Dora à s’identifier à sa mère. Ce qui aurait sans doute… Dora c’est le cas de Freud que vous connaissez tous, ce qui aurait sans doute été une identification salutaire pour Dora. Elle va donc en passer par l’identification à Madame K. puisque c’est Madame K qui a une certaine valeur pour le père. Donc on n’est pas dans le … j’ai un petit peu changé de registre, je suis dans la relation au père. C'est-à-dire que même si la fille accepte que son accès à la féminité ne soit pas dans une relation duelle mère-fille, pour autant dans la relation au tiers, avec la médiation d’un tiers il y a des obstacles possibles et vous voyez qu’il peut y avoir des obstacles qui ne sont pas seulement du fait du refus de l’hystérique. Dora est une hystérique mais il y a des obstacles qui sont le fait des relations qu’a établies son propre père.
Le problème qui va surgir à ce moment-là, c’est qu’il y aura une déficience d’ordre symbolique. Et le problème c’est que c’est l’ordre symbolique qui met en place cette place de l’Autre, place qui peut être un domicile pour une fille. C’est l’ordre symbolique qui le met en place, donc s’il y a des obstacles sur cette voie d’accès qui passe par le père, c’est l’ordre symbolique qui peut, on va dire qui peut vaciller.
Et puis, cet autre point, ce truc étrange, c’est que pour le bon fonctionnement du corps, vous allez entendre l’anorexie, le bon fonctionnement c'est-à-dire que le corps se prête aux jouissances qui sont offertes, pour le fonctionnement du corps il faut l’assomption de l’ordre symbolique. Lacan va proposer autre chose que Freud, il suit Freud mais avec une proposition un petit peu différente. Il propose… donc il y a une femme en position Autre, sans amarrage, sans ancrage il propose bien comme Freud, une voie d’accès qui passe par le père, mais il propose qu’elle ne soit pas-toute, pas-toute phallique, pas-toute inscrite dans la fonction phallique, pas-toute inscrite dans la castration, à la différence du garçon. Et il lui propose un autre point d’appui, celui qu’on appelle S de grand A barré. C’est un peu caricatural, mais c’est pour vous faire entendre mon propos. C'est-à-dire qu’il lui propose l’appui de la mère, mais de la mère castrée, S de grand A barré. Et il établit ce que je disais tout à l’heure, un tableau de la sexuation Il s’appuie pour cela sur les quantificateurs, ce qui est une notion mathématique de quantification, donc de rapport. Il distingue un côté homme qui peut faire ensemble, parce que pour faire ensemble il faut une exception, du côté homme il y a le père, le père on va dire originaire, qui échappe à la castration, qui fait exception, donc il peut y avoir un ensemble des hommes. Du côté femme, il n’y a pas d’exception c'est-à-dire, c’est la formule de Lacan, il n’y a pas La femme, il n’y a pas la femme-toute. La femme, c’est toujours dans les formulations de Lacan, La femme n’existe pas, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas une femme, mais La femme n’existe pas, donc pas d’exception donc pas possibilité d’ensemble.
Si j’ai dit une proposition de Lacan, c’est parce que cette proposition faite aux femmes, nous pouvons dire qu’elle n’a pas vraiment été retenue par la culture, proposition que les femmes ne soient pas-toute phalliques. Et à l’occasion des journées qui ont donné les numéros du JFP dont a parlé Jean-Luc, Melman, lui, a avancé que l’anorexique-boulimique était « toute-pas-phallique », vous entendez, pas-toute-phallique comme position pour une femme, alors que l’anorexique-boulimique, elle, voulait être toute pas phallique, pas du tout phallique, ce n’est pas, pas-toute, c’est pas du tout , ce qui constitue bien sur un nouveau statut pour une femme. Nous pourrions dire qu’elle va tenter d’éliminer le phallus du réel, le réel c’est le lieu du phallus, le phallus n’est pas dans la réalité, il n’est pas accessible directement, il n’est pas d’évidence, son lieu c’est le réel. Elle va tenter d’éliminer tout signifiant qui a une portée phallique, c'est-à-dire tout signifiant qui pourrait donner une signification sexuelle à la chaîne symbolique, à la chaîne signifiante. Ce qu’elle veut c’est que le réel soit pur. Comme nous l’avons vu c’est le même rapport qu’elle établit avec son corps. C’est pour cela qu’elle va calculer, avec le calcul pas de contamination par le sexe, pas de risque, elle peut compter les calories. Donc si l’anorexie est une addiction disons que c’est une addiction à un réel qui soit expurgé de tout signifiant qui ait une portée phallique.
Vous savez que Freud a situé, je reviens à Freud, Freud a situé au même endroit, l’enclos de la bouche, la fonction alimentaire et la fonction sexuelle. Pour Freud - il est radical - le suçotement est un acte sexuel, il n’y allait pas doucement Freud, vous comprenez qu’on l’ait trouvé obsédé par le sexe. Il ne méconnaissait pas… malgré son cancer de la gorge il a fumé le cigare jusqu’au bout, il ne méconnaissait pas sa propre oralité. Et l’objet pulsionnel oral doit être phallicisé pour être élevé à la dignité d’un objet cause de désir. Du coup, je reviens à l’argument et au terme de troubles des conduites alimentaires, un fantasme de grossesse orale, ce qui est classique en clinique, un fantasme de fellation, classique aussi en clinique, on ne va quand même pas dire que ce sont des fantasmes alimentaires… des fantasmes oraux, est-ce qu’on va dire que ce sont des fantasmes alimentaires ?
Et puis nous pouvons ajouter que les aliments eux-mêmes sont phallicisés. Un enfant aime ou pas quelque chose sans goûter, ce n’est pas la peine de lui dire d’aller goûter et qu’il dira oui ou non après. Il dit oui ou non, il aime, il n’aime pas. Et si l’on veut bien considérer que l’aliment est phallicisé, et bien il a raison de ne pas goûter, il y en a qu’il va aimer et il y en a qu’il n’aimera pas, parce qu’il est je ne sais pas quoi, parce qu’il est rond. Pourquoi boufferait-il des trucs ronds ? Il va vous sembler que je force le trait. Il y a des cultures où les mets les plus exquis… dans une autre culture… vous mangeriez par exemple du chien ? Est-ce que vous savez qu’aux Jeux Olympiques de Pékin, le gros problème de la Chine ça a été, puisqu’ il y a partout des chiens à bouffer en Chine, du fait des étrangers qui allaient venir, il fallait planquer tous les chiens, pas les chiens dans la rue, les chiens dans les cuisines ! Les aliments sont phallicisés, après tout, pourquoi on ne mange pas de chiens, nous, d’où est-ce que ça nous vient… c’est un fait purement culturel. Je ne vous parle pas de l’histoire des grenouilles … ou des escargots !
Et c’est ce que nous montre l’hystérique, c’est que la sexualité peut se déployer dans le champ oral. Une femme évoque son fantasme de fellation enfant à l’égard de son père. Donc un fantasme oral qui met en place un désir. La grande différence c’est que l’anorexique-boulimique, elle, ne peut pas faire coexister au même endroit la dimension orale et la dimension sexuelle. Les signifiants oraux ne doivent pas avoir de signification sexuelle, elle ne peut pas faire coexister au même endroit les deux. Donc c’est pour cela que, j’insiste, je pense qu’il faut dire qu’elle va se manifester dans le champ de l’oralité, je dis champ parce que c’est une oralité différente de l’oralité hystérique. Donc parler de troubles alimentaires, cela ne suffit pas, c’est trop réducteur.
Lacan s’est demandé si le rien n’était pas un objet petit a, un cinquième objet petit a. Vous savez il y a l’objet oral, l’objet anal, la voix et le regard. Il s’est longtemps demandé et puis finalement il ne l’a pas retenu comme objet petit a, comme objet cause du désir. Mais pour autant il a pu dire – alors entendez la nuance, comme savait le faire Lacan – « l’anorexie ce n’est pas rien manger, c’est manger le rien », vous entendez la chose, c’est manger le rien, comme le rien pur, comme j’évoquais le réel pur.
J’ai évoqué le vide et le danger de sa rencontre pour un sujet. Aménager la rencontre avec le vide c’est l’affaire du signifiant. C’est ce qui permet que le vide – nous, nous disons le manque - soit symbolisé. Elle, l’anorexique, elle va tenter de faire exister le rien. C’est même son addiction. Mais, à ce moment-là, ce n’est plus de l’ordre du désir, c’est de l’ordre de la pulsion, c’est ce qui en fait une addiction, c’est de l’ordre de la pulsion, c’est de l’ordre de la demande ; alors qu’un fantasme oral dans l’hystérie va pouvoir mettre en place un désir oral. Dans la tradition chinoise, la pensée est ternaire : il y a le ciel, la terre et le vide médian. Ce qui est intéressant, dans le taôisme par exemple, c’est que le vide, donc le vide médian, il est pensé comme devant devenir agissant. Ce n’est pas un vide inerte, c’est un vide qui doit devenir agissant. Pour le corps, vous voyez, c’est la même chose, le vide peut être inerte ou agissant, le corps peut se vider ou se remplir et il peut aussi être signifiant, il peut exprimer des choses, il peut envoyer des messages.
Mais que ce corps, soit réduit à se remplir et se vider, ça n’empêche pas qu’il puisse permettre d’établir une logique, une logique c'est-à-dire une rationalité. Cela répond à une logique : se remplir ou se vider, c’est pour cela que je tiens à mon trait d’union entre anorexie et boulimie. Cette logique est une logique du tout ou rien. Vous entendez pourquoi j’attirais votre attention sur le fait qu’il y a vide et plein et il y a vide ou plein. Il y a le pot de moutarde à moitié vide ou le pot de moutarde à moitié plein. L’un ou l’autre, c’est une logique binaire, ce n’est pas une logique ternaire comme dans la pensée chinoise où le vide est abordé dans le cadre d’une pensée ternaire.
Tout ou rien est donc une logique binaire, c’est à dire une logique à deux. Pour nous, la logique ternaire, c’est la logique phallique, c’est la loi du père, c’est quand il y a un tiers, ce qui met en place une logique symbolique. Mais, pour l’anorexique le rien qu’elle tente de faire exister, c’est un rien qui fonde le tout, c’est un point un peu difficile, ce n’est pas un tout qui fonde le rien. Un rien que vous pouvez ou pas remplir pour en faire un tout. C’est un rien qui fonde le tout. Alors que le signifiant est symbole du zéro. Hegel disait que le mot tue la chose. Quand vous avez le signifiant vous n’avez plus la chose. Mais ce n’est pas le zéro qui fonde le signifiant, vous entendez la nuance, c’est le signifiant qui fonde le zéro, qui fonde l’absence. Alors que pour l’anorexie-boulimie, c’est un rien qui va permettre de fonder un tout. Du coup vous entendez que même dans les formes pures, l’anorexie et la boulimie répondent toutes les deux à la même logique. Je n’ai pas le temps de développer d’avantage mais c’est ce qui peut nous permettre d’entendre qu’une femme puisse dire « et puis il y a la fierté du vomissement », Elle n’est pas folle, mais vous voyez ce qui lui vient, vous entendez , on va aller vite, l’idée de maîtrise, l’idée de contrôle que permet cette logique, elle ne dit pas qu’elle a tellement bouffé, qu’elle est obligée de vomir. Elle dit la fierté du vomissement.
Et l’anorexique-boulimique fait une tentative… Je disais que La femme n’existe pas. Lacan précise qu’il met La femme à une place de vide, c’est-à-dire qu’elle n’existe pas. Elle est à une place de vide. Elle, elle tente de la faire exister, j’ai proposé de considérer qu’elle la faisait exister sous la forme de la grande donatrice orale. Ce qui a l’intérêt de faire exister un au-moins une, la femme toute, ce qui permet puisqu’il y a une exception, de constituer un ensemble des femmes. C'est-à-dire une symétrie possible par rapport à l’ensemble des hommes. Vous y entendez le féminisme de la différence absolue. Rendre possible un autre ensemble en symétrie, il y a l’ensemble des hommes et il y a l’ensemble des femmes. Et ils ne sont pas forcément articulés.
Ceci nous indique pourquoi elle reste très attachée à sa mère. Alors bien sûr dès que vous dites ça, on vous répond qu’elle a d’avantage de haine , bien évidemment qu’elle a la haine de sa mère puisqu’elle y est tellement attachée que très vite sa mère va être en défaut par rapport à la figure de la grande donatrice orale. Et elle ne va que pouvoir haïr sa mère qui, elle, est castrée !
Lacan a suivi Freud. Il y a une dissymétrie par rapport à l’Oedipe pour un garçon et pour une fille. Il y a une dissymétrie car il n’y a pas de trait spécifique féminin. Il y a un trait masculin, le trait phallique, c’est le trait unaire. Il n’y a pas de trait spécifique féminin. Si l’anorexie-boulimie cherche à établir une symétrie par rapport aux hommes c’est pour précisément spécifier un trait féminin ; qu’il y aurait une identité spécifique féminine. C'est-à-dire qu’il y ait aussi une fille réussie. Ce serait l’accès à une féminité ou à une maternité qui serait dispensée de la sexualité, c'est-à-dire qui répondrait à ce que j’appelais une essence féminine. Vous entendez tout de suite qu’aujourd’hui cela ne concerne pas seulement l’anorexie-boulimie une féminité ou une maternité qui peut se dispenser de la sexualité.
Quelqu’un qui veut bien me parler d’une jeune fille qui a 15 ans, cette jeune fille veut être un garçon, pas un garçon manqué, elle veut être un garçon mais pas parce qu’ils ont quelques choses qu’elle n’a pas, elle veut être un garçon parce que les filles – c’est une fille - ont quelque chose qu’elle n’a pas. Vous entendez: elle n’a pas l’organe féminin, donc elle veut être un garçon, elle n’a de place que celle du garçon, elle n’a pas ce que les filles ont, mais vous entendez qu’elle postule qu’il y a bien un organe féminin, qu’il y a bien une spécificité féminine et là, elle, elle ne correspond pas. Ce n’est plus du tout les garçons qui ont le truc. Et si elle veut être un garçon c’est parce qu’elle ne pourra pas être une fille réussie.
Le problème c’est qu’aujourd’hui une fille avec ces difficultés, ces questions… là, elle a frappé heureusement à la porte d’un psychiatre, mais elle aurait pu tout à fait s’adresser à un endocrinologue ou un chirurgien avec les mêmes questions. Le problème, c’est que si la féminité se transmet de mère en fille, l’on pourrait dire de façon presque naturelle, sans référence tierce, le problème, c’est que cette transmission ne pourra pas être symbolique puisque pour qu’une transmission soit symbolique, il faut un tiers.
Qu’est ce que transmet une mère à sa fille quand il n’y a pas tiers. Elle lui transmet la vie, vous direz rien de bien nouveau… mais elle lui transmet la vie en tant que telle, c'est-à-dire une vie sans limites, la vie... C’est le tiers qui vient lui donner des limites, s’il n’y a pas de limites, dans une transmission duelle, c’est la vie tout court… Et ceci est un caractère de notre époque, la transmission de la vie est sans limites. D’ailleurs pourquoi on aurait à donner des limites à la transmission de la vie, d’où vous le décrèteriez… les comités d’éthiques sont d’ailleurs toujours en retard. Pas de limite à la transmission de la vie, c’est ce que proposent les procréations médicalement assistées.
Nous ne serons donc pas étonnés que les conditions recherchées de transmission mère-fille dans l’anorexie-boulimie produisent une addiction une addiction, puisque l’addiction est tout à fait une question qui pose la question des limites.