Anne-Marie DRANSARD : « SIGNES ET BLESSURES DU CORPS », Souffrance du sujet et déplacement du regard le11 mars 2022

Etudes Pratiques de Psychopathologie
Cycle de Conférences : Le Corps en questions
Anne-Marie Dransart le Vendredi 11 mars 2022
« SIGNES ET BLESSURES DU CORPS »,
Souffrance du sujet et déplacement du regard

 

Jean-Luc de Saint-Just : C’est avec un grand plaisir que nous accueillons de nouveau à Lyon Anne-Marie Dransart pour reprendre ce cycle de conférences sur le « Corps en question » après deux ans d’interruption pour cause de COVID. Nous n’avons pas souhaité diffuser ces conférences par Zoom, justement parce que c’est du corps dont nous voulions parler.
Anne-Marie Dransart : Je souhaiterai, tout d’abord, remercier Jean Luc de Saint Just pour la tenace courtoisie avec laquelle il a tenu bon afin que nous puissions nous rencontrer malgré toutes les difficultés liées à cette pandémie. Et je remercie l’Ecole de Lyon d’accueillir une nouvelle fois le travail que je peux vous proposer. Après bien des reports, nous voici aujourd'hui dans la possibilité de travailler ensemble sur ces questions concernant le corps.
C’est vrai par rapport à ce que souligne Jean-Luc de Saint-Just, travailler ensemble sur ces questions du corps. Je suis tombé, après avoir écrit ce que je voulais vous dire aujourd’hui, sur la première mouture de ce que j’avais prévu de dire la première fois, en mars 2020. ce n’était effectivement pas du même ordre.
Je devais faire cette conférence il y a deux ans au moment où nous avons vécu le premier confinement. Je l’avais centrée sur la question du regard, en m’appuyant sur l’exposition qui avait eu lieu à Lyon sur le « Drapé », de comment l’artiste partait du corps nu et le drapait, drapait le deuil, drapait à partir du corps. En reprenant les notes que j’avais préparées à l’époque, je me suis rendue compte que je m’en étais totalement écartée, donc je ne vais pas du tout vous parler de cela. C’est clair, j’ai complètement changé.
Jean-Luc de Saint-Just : C’est dommage, cela donne envie !
Je ne vais pas vous parler de cela, parce que ce qui m’a interpellé, c’était déjà un peu le cas avant la pandémie, cela m’a d’autant plus touché avec la manière dont on a pu utiliser le numérique. Et comme Jean-Luc de Saint-Just le disait tout à l’heure, le Zoom, la facilité du Zoom, qu’est-ce que cela implique ?
C’est vrai que nous sommes dans un moment douloureux de maladie et de guerre où les corps sont engagés dans une lutte que l'on peut définir à partir de cette référence hégélienne comme une lutte à mort.
La mort pouvant être comme le souligne Charles Melman l'arrêt de toute circulation signifiante (ce qui se passe actuellement en Ukraine en est un dramatique exemple, les impossibles négociations, pour l’instant, présentent un immobilisme de la parole qui ne peut manquer d'entraîner des morts).
Le déclin du corps propre avec l'âge, et la dissociation de ce corps d'avec le symbolique qui l'anime, nous poussent à rechercher la parole peut-être magique qui viendra le guérir : « dites seulement une parole et je serai guéri »
.Sauf qu’actuellement, ce n'est plus de ce côté qu’est attendue, espérée une guérison. Elle est attendue du côté du discours scientifique. Le discours scientifique, en rejetant le religieux en tant que Parole révélée, rejette en même temps tout ce qui ne tient pas à une écriture, écriture mathématique qui permettrait de faire avancer le Réel.
Nous bénéficions de ces avancées de la science et nous en subissons également les effets du côté justement d'un rejet, d'une forclusion de la vérité en tant qu'elle parle. Même si, nous dit Lacan, la vérité ne dit pas la vérité, mais c’est en tant qu'elle s’inscrit d’une parole, que cette vérité mi-dite inscrit la vérité du sujet divisé.
C'est cette part de la vérité que la science rejette. Ce qui nous met dans cette drôle d'ambiguïté de bénéficier, à la fois des techniques issues des avancées scientifiques, et en même temps de nous trouver, comme beaucoup l'ont déjà dit, dans un système où l'on ne retrouve plus aucune butée jusqu'à pouvoir l'écrire, comme le titre Jean-Pierre Lebrun dans son dernier ouvrage : « Un immonde sans limites ».
Les nouvelles techniques d'échange nous proposent des relations en distanciel, c'est-à-dire hors corps. Les expressions ne manquent pas qui nous font entendre combien la consistance du corps propre vient porter, signifier la division subjective qui l'anime : à corps et à cris, à corps perdu, corps à corps… et même le titre de la revue lacanienne : « Les éclats du corps ».
Et justement, dans ce numéro 22 de 2021 il y a un article très intéressant que vous avez sûrement lu, article de Thierry Florentin : « Pas de psychisme sans corps » p.59 à 68. Thierry Florentin, psychiatre et psychanalyste qui travaille avec l'école de Sainte-Anne, fait état dans cet article de ce coup de tonnerre le 17 mars 2020 - il y a maintenant 2 ans - qui a vu stopper net toute activité, nous obligeant pour assurer une certaine continuité à recourir à l'outil numérique, voire pour les enseignants à s'y former dans l'urgence, pour tout un chacun également, bien sûr le téléphone, mais aussi le télétravail avec la mise en place de la visio : visioconférence, visio-formation, visio-consultation.
Ceci a entraîné une accélération vers cette forme d'échange déjà utilisée, mais ce qui était contingent est devenu nécessaire, amenant une sorte d'impératif, une obligation vis-à-vis de laquelle certains ont pu se plaindre, voire se dresser contre. Depuis, malgré l'apaisement du contexte sanitaire, on a vu jaillir deux nouveaux signifiants dans la langue : distanciel et présentiel. Présence ou distance du corps qui en fait est une absence.
Très justement Thierry Florentin analyse les conséquences de ce nouveau dispositif du côté du transfert, et des conséquences que cela a, de cet accent mis sur l'image de l'autre - image sans qu’aucun regard ne puisse s’échanger (et pour cause : soit je regarde la caméra, soit je regarde l’écran, de sorte que nos regards ne peuvent se croiser). La conséquence que cela peut avoir sur ce concept fondamental de la psychanalyse qui est le transfert, est que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le corps n’y est pas. En fait le corps propre, sa consistance, mais aussi ses signifiants et son Réel son pris, noués, à cette dialectique asymétrique entre analystes et analysants. Ils y sont !
Lorsqu’il y a - comme cela se passe dans cet échange numérique - quand il y a de cette façon là une prépondérance de l’image, il y a donc un effacement de la disparité des places avec la prépondérance de l'image, et de façon concomitante un effacement des coordonnées spatio-temporelles.
Dans l'organisation d'un discours social, la place de ces outils numériques promus par les Gafa sont devenus une évidence dans cette aspiration à une communication qui se veut sans malentendu, sans sujet de l’énonciation. Avec pour corollaire une brutalité dans les échanges qui s'exprime par nombre d'humiliations, de vexations, et leur cortège d’agressions, de haine. Dans l'écriture numérique tend à se perdre justement la courtoisie, c'est-à-dire la reconnaissance de l'autre en tant que sujet divisé, et son acceptation. Il y a alors une réponse commandée souvent par un narcissisme exacerbé dont ne subsiste plus que la dimension imaginaire.
Pour nous, il est devenu nécessaire d'en repérer les effets autres que symptomatiques, et de noter ce qui commence à se dessiner des conséquences à venir sur l'économie psychique et sur les formes cliniques qui pourraient en résulter.
Nous avons pu, de la même façon, assister aux conséquences de la rupture hors toutes limites entre sexualité et fécondation, au point de remarquer même la disparition du mot sexe, sexuel par exemple : les transsexuels sont devenues des transgenres dans ce procès qui pousse à déplacer la question du sexuel (désir et pulsion) du côté de la recherche d'identité.
Il s’agit donc de forclore le sexuel et de boucher ce trou que nous avons tant de difficultés à accepter en tant que manque fondamental et structurant. A le boucher, ou tout au moins, le masquer derrière l’image, ce qui n'est pas sans conséquences sur la jouissance. Je vous recommande le livre de Pierre-Christophe Cathelineau justement sur ces questions sur la jouissance : « L’économie de la jouissance », EME, 2019.
Rencontrerons-nous, dans cette nouvelle avancée issue du discours technoscientifique à propos du numérique, les mêmes difficultés et les mêmes risques qu'en ce qui concerne la question de la rupture entre fécondation et sexualité ? Il ne s'agit nullement de critiquer ou même de dénoncer ce que les FIV ont permis pour certains couples de réaliser vis-à-vis d'un vœu d'enfant, d’autant que certaines levées d’inhibition ont parfois permis par la suite la venue d'un enfant de façon naturelle. Comme il ne s'agit pas non plus de dénoncer ce que nous permet l'instrument numérique, mais bien de saisir que nous sommes dans un changement de paradigme que Lacan à plusieurs reprises a prophétisé, notamment en 1969 dans son séminaire « d'un Autre à l’autre ».
Et c’est justement en s'appuyant sur l'outil mathématique que Lacan a pu dans ce séminaire faire apparaître ce qui constitue un enjeu pour le sujet. Je ne reviendrai pas sur son élaboration, nous manquons de temps à présent pour approfondir cette vaste question. Mais son élaboration, déjà amorcée en 1963 dans la leçon inaugurale du séminaire « Les Noms du père », séminaire qui n'a pas eu lieu, où il est question de ces objets, objets pulsionnels - sein, fèces, regard, voix - objets qui, pris dans le désir de l'Autre, vont choir dans l'angoisse inaugurale qui lie le petit à l’Autre. La question est toujours celle de la chute de l’objet.
Cette chute de l'objet est bien ce qui va constituer, pour le sujet, l'organisation de son fantasme fondamental avec l'élection de cet objet en place d'agalma. Le point important, c’est que le sujet croit que son désir vise cet objet, alors qu’il s’agit du point extrême de la méconnaissance de cet objet, en tant que cause de son désir. C'est parce que cet objet petit a vient faire trou dans l'Autre qu'il prend son sens sexuel auquel le sujet est aliéné, et qui vient border sa jouissance. Sans cette aliénation au fantasme fondamental, la jouissance n'est plus bordée et tend à se déployer à l’infini, de façon exponentielle.
Lorsque nous travaillons sur les questions psychosomatiques par exemple, ou comme a pu l'évoquer Melman sur ces souffrances d'expression somatique, nous sommes confrontés justement à ce qui ne circule plus au niveau symbolique, à un effet de stase de l'objet petit a, stase dans l’Autre.
Nous pouvons insister sur l'importance de cette stase, que nous pouvons entendre évidemment comme un arrêt sur image. Ceci d'une certaine façon peut nous ramener à nos échanges en visio où nous pouvons reconnaître cet arrêt sur image. Une image omniprésente qui régit également les échanges sur les réseaux sociaux, où non seulement on peut reconnaître l'utilisation d’une image, mais surtout où l'écriture elle-même fait image.
Le corps propre dans sa consistance, sa consistance sexuée, se trouve exclu au même titre que les signifiants qui l'animent. Là, je me suis fait un petit plaisir en vous lisant un petit passage que vous connaissez sans doute. C’est extrait d’une conférence préparatoire au colloque sur le regard qui a eu lieu à Grenoble en 1999. Dans l’une de ces conférences Marcel Czermak s'appuie sur une anecdote rapportée par un psychiatre lors d'un congrès, que je vais vous lire :
« Je veux vous raconter une petite anecdote que je rappelais tout à l'heure à nos amis, une petite histoire racontée par un psychiatre. Le gars va à la tribune et raconte que dans les semaines qui précèdent il a reçu un coup de téléphone de Madame Untel :
« Vous vous souvenez de moi, je vous ai vu il y a 20 ans, j'avais vu un tas de praticiens vous m'avez reçu une fois et, depuis j'ai été guérie et je n'ai plus jamais eu besoin de consulter quiconque. »
Il se souvient en un éclair de cette femme qui avait pris rendez-vous avec lui. Cette femme était belle, très belle, belle au point que l'ayant gardée près d'une heure, quand elle était sortie de son bureau il ne savait pas un mot de ce qu'elle lui avait dit, et il avait donc marqué sur sa fiche de consultation : «  Madame Untel ? »
Il est bien évident que, dans une histoire comme celle-là, il avait été amené à y déposer son regard comme on y déposerait les armes, et il est tout aussi vraisemblable que cette femme si belle devait souffrir de cette maladie de ces femmes trop belles à savoir : qu'est-ce qu'on veut de moi, mon oreille, mes fesses, mes tétons, mon regard ?
Dans ce jeu qui s'était produit entre cet homme et cette femme, cette femme si belle et qui parlait et cet homme qui était happé, tout ceci s’était passé les corps étant présents. »
Alors, très jolie annecdote que rapporte Marcel Czermak, que se passe-t-il quand les corps n'y sont pas ? Quand dans des échanges il n'y a pas cette butée ?
J’ai insisté sur ce qui dans ces échanges par visio va se fixer sur une image dont il semble bien difficile de se déprendre. La sienne propre et celle de l’autre qui ne se rencontrent pas. Nous sommes confrontés à la dissociation entre l'image et le regard. Ceci m’amène à évoquer le mythe de Narcisse, et peut-être à nous appuyer sur la lecture si intéressante qu'a pu en faire Gabriel Balbo avec ce refus d'être aliéné par l'objet chez Narcisse. Je ne reprends pas le mythe de Narcisse, je pense que tout le monde l’a en mémoire. Je cite Gabriel Barbo : « S’il n'y a pas d’aliénation, qu'est-ce que c'est ? L’aliénation dans laquelle se trouve Narcisse par rapport à cet Autre qui se trouve en face de lui, c'est une aliénation où tout ce qu'il regarde, où tout ce qui le regarde, lui est de sa part refusé jusque et y compris son fantasme. »
Refus d'être aliéné à son fantasme. Balbo précise : « Cet homme vierge (Narcisse) ne voulait absolument pas de cette aliénation à son fantasme, et donc il allait à la chasse. Lorsque l'on est vierge on va à la chasse ! (Intéressant pour nos chasseurs !) Dans l’Antiquité, nous dit-il, aller à la chasse était très mal vu des femmes, et pour les anciens dans l'Antiquité le narcissisme était la pire des démences. »
Il me semble que nous pouvons nous arrêter sur ce qui se passe dans cette fascination à laquelle nous soumet l'image. En effet, de cette fascination va découler le refus de l'aliénation au fantasme. Je pense que cette lecture de Gabriel Balbo est tout à fait intéressante et assez juste. Ceci peut paraître paradoxal au moment où l'on peut se gargariser d'une libération sexuelle, qui en fait fonctionne comme une consommation, ou alors comme une dénonciation de toute relation engagée au titre qu’il s’agit d’une dépendance addictive, voire d’une domination de l’autre. Le refus de l'aliénation au fantasme, c'est-à-dire le refus de ce qui cause le désir, est un refus de toute aliénation à une sexualité.
Nous retrouvons là ce qui, dans ce refus de tout engagement sexuel, pousse à se rabattre sur une recherche d'identité du côté imaginaire. Si nous reprenons les tableaux de la sexuation, il ne s'agit plus pour un homme d'aller rechercher son objet chez l'autre en position féminine, mais bien une tentative de venir l'incarner, l'ornementer du côté du corps propre par certaines démonstrations.
Et justement, les tatouages, les scarifications, les automutilations, toutes ces manifestations tendent de façons plus ou moins violentes à faire souffrir un corps dans la démonstration sacrificielle d'une douleur analogue pour certains à celle de l’enfantement. Comme c'est le cas à propos de la « Sun danse », la danse du soleil, où par des suspensions, dans ce rituel chez les Indiens Mandans, il s’agissait pour un homme de souffrir de façon à aller du côté de la souffrance d’une femme au moment de l’enfantement, Les indiens Nacota aussi avaient ce genre de rituel avec des suspensions. Cette « Sun Danse » est assez au goût du jour aux USA, mais dans un tout autre perspective, détournée de son origine où il s'agit maintenant de trouver une forme d'extase, de retrouver une pure jouissance du corps propre. Déjà, on entend ce déplacement.
Si le dispositif de l'échange visuel, de par la prééminence de l'image, vient occulter l'engagement du corps propre en tant que consistance du sujet désirant, on peut mesurer combien nos jeunes générations addictes à cette forme d'échange se trouvent en difficulté, par tout ce qui les pousse à refuser cette aliénation au fantasme fondamental ?
Comme pour le patient psychotique, mais de manière éphémère ou tout au moins symptomatique, à la différence de la psychose, l'inscription sur le corps propre va constituer une manière de ménager une lacune, en quelque sorte une tentative de faire exister non seulement ce corps, mais d’y tenter le retour à une forme d'ex- sistence subjective qui sera évidemment vouée à l'échec.
Ce corps de plus en plus exclu de sa dimension sexuée vient faire retour de toutes les manières. Si nous reprenons la référence à Narcisse, nous pouvons nous amuser du dicton : « Qui va à la chasse perd sa place ! » Place subjective bien sûr, en l’occurrence !
Depuis longtemps, dans le cadre d'un travail sur la psychosomatique, je me suis intéressée aux travaux de David Le Breton dont l'ouvrage “Anthropologie du corps et modernité” est vraiment essentiel dans notre actualité.
En effet, l'un des axes de travail de David Le Breton est tout ce qui touche aux signes du corps et à ses blessures : tatouages, scarifications, automutilations, etc. Il se trouve que ces formes d'atteinte du corps sont de plus en plus fréquentes.
Premièrement, au niveau des tatouages il est avéré que, à l'opposé de ce qui se passait précédemment - groupes d’hommes dans des situations de lieux clos ou de groupes fermés, marins, prisonniers, bikers, etc.,c’était là où l’on rencontrait le plus souvent des hommes qui se faisaient tatouer (ce que se faisaient les marins entre eux pendant les navigations, très différent de ce qui se fait maintenant) - les femmes sont devenues majoritaires dans ces pratiques. En un weekend, on peut dénombrer 15 femmes qui se font tatouer pour un seul homme. Cela est surtout fréquent chez les jeunes de moins de 35 ans. Je vais reprendre quelques paroles citées par David Le Breton à propos de jeunes femmes qui se font tatouer dans une volonté d’appropriation de leur corps, et qui assimilent la douleur à une nouvelle naissance. Je vais citer plusieurs exemples où l’on peut entendre que, si pour certains le tatouage reste une simple ornementation du corps, pour d’autres il s’agit d’une écriture nécessaire pour marquer que ce corps leur appartient, en même temps que se signerait pour eux une vraie séparation d’avec le discours familial, et particulièrement celui de la mère. Ce n’est sans doute pas par hasard que ce soient de plus en plus des jeunes femmes, des jeunes filles.
J’ai une petite liste, c’est assez court chaque fois, de quelques exemples :
Une étudiante de 20 ans : « J’étais trop heureuse, c'était magnifique, difficilement explicable tellement ça m'a rendu heureuse. Je me sentais “moi”, c'était mes choix, mes désirs, j'avais pris une décision par moi-même. Même si ça n'allait pas se passer super bien chez moi, je me sentais tellement bien, soulagée ».
Une autre encore : « Quand j'enlève mes piercings, j'ai l'impression que je ne suis plus moi, j'ai l'impression d'être nue. »
Le tatouage devient une sorte de badge identitaire, une signature de soi.
Autre exemple : « C’était un coup de tête. J'ai eu envie et je suis entrée dans le magasin. J’étais fière de l'avoir fait, d'avoir passé le cap alors que je suis plutôt craintive. Mais j'ai pu me prouver quelque chose. C'était comme une responsabilité prise sur moi ».
Autre exemple : « C'est une touche personnelle que je voulais donner à mon corps, une touche qui vient de moi, non de Monsieur génétique. Quand tu te lèves de la chaise après le tatouage, ton corps a changé, mais toi aussi tu n'es plus la même. » Elle s’est trouvée plus désirable, plus sexy, plus femme, plus authentique.
Autre exemple : « J’ai quand même prévenu mes parents, mais après, ça c'est mon caractère, même s'ils veulent pas je le fais quand même. Avec la coupe de cheveux que j'ai déjà, ils savent qu'il faut pas me chercher. »
Un dernier exemple : «  J’ai essayé avec des fringues, mais ça tape pas assez. Je voulais me différencier. Je voulais être différent des autres, j'ai fait comme les gens qui veulent se marginaliser. »
A ces exemples nous pouvons opposer les paroles de cette mère à sa fille : « C’est moi qui t’ai faite, je ne veux pas que tu abîmes ton corps »
Qu’est ce qui pousse de plus en plus fréquemment les jeunes filles à se faire ainsi tatouer, souvent encore dans une opposition à leur famille, et particulièrement à leur mère ? Nous avons fait des journées à Chambéry dont le thème était : “Aliénation, séparation, qu’apprend une fille avec sa mère ?” Il semblerait qu’un temps de séparation, séparation rendue difficile par la déliquescence justement d’un ordre symbolique, les renvoie - davantage encore que les jeunes hommes - à une aliénation à leur mère qui rend toute identification symbolique difficile. S’il ne reste que l’aliénation, c’est sur le corps qu’elles essaient de graver la séparation.
Après avoir parlé des tatouages, évoquons cette autre pratique qui consiste en une effraction de la peau : piercings, scarifications.
Au niveau des scarifications et autres formes d'automutilations, voici quelques paroles recueillies auprès de ces jeunes femmes :
« Je gravais, je gravais, et je voyais ce sang qui coulait, je me souviens même pas que ça me faisait mal. Je me souviens que ça piquait, ça piquait, ça oui. Je crois que j'avais tellement mal au cœur que je ne sentais pas la douleur en fait. »
Autre exemple : « C’est un état d'esprit. Une sorte de trop-plein de quelque chose. Il fallait que je le fasse sortir comme du pus. Quelque chose de destructeur. C'était une sorte d'énergie noire. Il fallait que je la supprime, et je la faisais physiquement sortir de moi, peut-être parce que je ne pouvais pas la dire. Il y avait une recherche de limite. Mais pas seulement à travers le fait de me couper. Je voulais trouver le point où je ne pouvais pas aller plus loin. Ces limites là, je les ai cherchées dans le risque, le danger. Je me suis mise sans cesse dans des situations de déséquilibre. Je cherchais quelque chose qui allait me ramener là où j'étais en sécurité. »
Autre exemple : Une jeune femme se souvient, à 14 ans, lors d'une vive colère de sa mère à l’égard de son père, de son impuissance à intervenir. Elle se rend alors dans la salle de bain et avec un morceau de métal trouvé là elle s'écorche la peau de l'avant-bras pour mettre un terme à son bouillonnement intérieur.
Autre exemple : « Il fallait que je le fasse souffrir, ce sale corps, disait Aïcha. Je le haïssais, il ne m'a fait que des problèmes. Je l'ai pas choisi, moi. J'ai pas demandé à naître. Dès que j'avais le courage, je lui faisais des crasses en vrai : je m'amusais à me brûler avec des mégots de cigarettes, ou quand j'étais en cours je prenais mon cutter et je me saignais, pleins de trucs comme ça. Une vraie sadique en vrai. »
Autre exemple : « La première coupure fut la plus étrange sensation que j'ai jamais eu. Ça faisait plutôt mal. Mais il y avait une autre sensation difficile à décrire la sensation du scalpel qui faisait doucement sur ma peau comme un fil. Mais peu après j'ai commencé à rire (…) Je ne sais pas pourquoi je riais tant, mais ça me soulageait de toutes les choses qui me tracassaient, de la douleur intérieure qui était là depuis trop longtemps. Ce fut pour moi le moment le plus symbolique quand j'ai déménagé : je me suis séparé d'une fille avec qui j'ai vécu deux ans. Un mois avant mon départ, elle m'a quitté. Cela m'avait fait mal comme jamais j'avais eu mal. Alors la peau qu'on enlevait était un symbole, une sorte de nettoiement. C'était formidable de penser qu'il y avait deux lignes de peau, une pour chaque année (…). En sortant j'ai eu un sentiment merveilleux, l’’impression d'être au-dessus du monde. J’avais surmonté une autre de mes peurs. Je m'étais aussi fait couper pour cette raison. La sensation m'est restée pendant que je rentrais chez moi en voiture, et elle est restée des jours entiers. »
Un autre exemple : « C'est un peu idiot, mais ce n'est pas comme des cicatrices d'accident, par exemple. Ce sont mes cicatrices à moi, celles que je me suis faites moi-même. Elles ont une signification parce que tu les as faites à une certaine période. C'est intime. »
Autre exemple : « Mon corps est à moi, j'en fais ce que je veux, c'est la seule chose que je peux contrôler. C'est moi le patron. L'équipe, les filles, ou vous et vos lois ne peuvent m'arrêter si je veux le faire. Si je veux me graver, je le fais. Personne ne peut m'arrêter. Si je veux grossir, je peux. Si je veux avoir l'air laide, je peux. Vos gars peuvent me punir et alors ? C'est moi qui contrôle. Si vous me punissez, je vous contrôle autant que vous me contrôlez. »
Autre exemple : « Je le faisais seule dans ma chambre avec un scalpel volé à mon père. Je déchargeais ma colère. il y avait des traces, des cicatrices. C'était ce que je voulais. Ça me soulageait, mais ça me permettait aussi de montrer ma souffrance à tout le monde. Mais en fait, je dissimulais mes cicatrices tout en souhaitant que quelqu'un les découvre. »
Nous retrouvons là dans ces phrases, à propos de ces scarifications ou automutilations du corps propre, ce déplacement lié à l'insupportable d'une douleur morale, psychique, qui va se fixer sur un geste et qui, en détournant la douleur sur le corps propre, pourrait permettre de la circonscrire. Déplacement d'une souffrance du sujet, un sujet en souffrance, en attente, déplacement sur une douleur qui vient entamer la consistance du corps propre.
Ceci, bien sûr, a été bien décrit dans la psychose, dans laquelle les automutilations seraient comme une tentative de trouer une consistance sans ouverture, cette absence d'ouverture générant une angoisse dévastatrice qui ne trouve d'issue qu'en faisant ce trou dans le corps propre. J’ai l’exemple de ce patient que j’ai entendu à l’hôpital il y a plusieurs années, et qui s’était tiré une balle dans la tête. Après en avoir réchappé sans trop de séquelles, il a pu dire qu’il se sentait beaucoup mieux ainsi car il savait : « Maintenant je sais que j’ai un trou dans la tête et cela va beaucoup mieux, parce que je sais ce qui ne va pas ».
Contexte d’un patient psychotique, mais dans certaines de ces phrases que nous entendons, il y a vraiment une certaine analogie - même si c’est un mot qu’on aime pas beaucoup -, il y a quelque chose qui est en perspective par rapport à cette difficulté, où à un moment donné on va chercher à trouer le corps.
De plus en plus de parents viennent, dans une sorte d’affolement, parler de ces pratiques constatées chez leurs jeunes adolescents. Une mère est venue me parler de son inquiétude au moment où elle constate les lésions sur les mains et les avant-bras de sa fille. Cette femme avait été amenée à limiter voire interdire le temps d'utilisation de l'ordinateur par sa fille. Nous nous garderons de conclure trop rapidement, mais il est certain que l’on ne peut pas méconnaitre à la fois la prévalence des échanges en réseaux chez cette jeune fille, et l’interdit maternel, entendu à ce moment-là par cette jeune fille comme une simple intrusion de sa mère !
Ces différentes constatations nous ramènent donc à ce qui se passe pour notre économie psychique au moment où nous utilisons ces nouveaux moyens techniques, et particulièrement la visio ; c'est-à-dire ces moments où nous sommes absorbés par l'image, moments où le corps n'est pas engagé. Comment un sujet peut-il se débrouiller face à une forme de discours opératoire qui tend à rabattre toute la question sexuée sur un dysfonctionnement mécanique ? D’une mécanique qui serait apte à fournir le « bon objet », celui dont s’originerait une jouissance à tout prix ? C’est cette jouissance à tout prix qui va prélever son tribut sur le corps propre.
Qu'est-ce qui peut permettre alors de sortir de cette jouissance exponentielle ? Lorsque la béance entre le corps et sa jouissance est suturée par l’image, qu’est ce qui pourrait permettre alors, non seulement de lever cette suture, mais aussi d'aggraver cette béance ? Lacan nous fournit la réponse : c'est bien l'incidence du signifiant, l'incidence du trait unaire qui va donner sa consistance à cette béance.
Alors ce trait unaire, qu'est-ce qui pousse à vouloir l'inscrire dans le corps propre ? D’une certaine façon, les tatouages, les scarifications sont une manière d’en suturer la béance par le choix d'une écriture en quête d'identité. C’est là qu’il y a une difficulté, ce moment où c’est dans le corps propre que l’identité est cherchée. J’y reviendrais !
Il ne s'agit pas de revenir sur les déclins du Nom du père, puisque cela a été abondamment commenté, même si cela ne doit pas être écarté, mais de questionner l’évolution de la structure du discours dominant.
Cette évolution, qui s’appuie sur la prééminence de l'image, s’organise aussi sur ce discours particulier que Lacan a appelé « capitaliste ». Cet outil que Lacan nous a légué est pertinent afin de saisir en quoi, lorsque la place de vérité n’est plus préservée, la course en avant qui en résulte ne se reconnaît plus aucune butée.
Dans la recherche d’une certitude universelle, le refus de l'aliénation au fantasme inaugural qui décide de la position de sujet désirant rend tout lien à une altérité insupportable, si insupportable qu’il s'agit de la dénoncer. Qu'est-ce qui permet de sortir de cette boucle narcissique ?
Nous savons qu'il n'y a pas d'autre façon que d'assumer une dialectique, dialectique du désir qui ne peut s'établir que par la subversion du sujet. La jeune adolescente que j'ai évoquée tout à l'heure ne souhaitait pas parler. Elle ne souhaitait pas rencontrer un psy, et puis finalement sa mère lui a donné une adresse, la renvoyant à un Autre, lâchant ainsi le contrôle qu’elle exerçait sur le corps de sa fille.
Les différentes personnes dont David Le Breton a recueilli les paroles peuvent, dans cet après coup, nous exprimer la souffrance qui a présidé à leur geste et la quête douloureuse qu’il recouvrait. Mais c’est bien par leur parole, dans cet après coup, que cette béance entre le corps et sa jouissance a pu se dessiner.
Pour la jeune adolescente, tout n’est peut-être pas gagné, mais sa rencontre avec un Autre que familier lui permet de s’éloigner progressivement de ses pratiques : un apaisement, une pacification. Marcel Czermak donne une définition de la pacification : « Elle consisterait en ceci que pour un sujet donné, une certaine relative stabilité de son horizon symbolique soit assurée. »
Dans les vignettes cliniques apportées par David Le Breton, nous entendons ce discours après coup de ces jeunes femmes, jeunes hommes, qui peuvent alors inscrire, par cette parole, cette béance entre le corps propre et sa jouissance autrement qu'en gravant, s'assurant ainsi d'une pacification. Nous savons combien il est difficile pour nous de nous soutenir, d'accepter que ce qui nous cause, c'est bien d'être assujettis, subvertis par le langage et la matérialité du signifiant, d'être subvertis par cet objet que nous ne pouvons que méconnaître, par le truchement du langage.
De l'existence d'un inconscient, la volonté de compréhension fait bon marché, et pourtant nous pouvons dire avec Lacan : «  Qui n'est pas amoureux de son inconscient, erre ! »
Aussi nous pouvons entendre, dans cette écriture sur le corps propre, une sorte de retour de ce qui, par ailleurs, se trouve exclu des échanges numériques dans le discours actuel. Le corps fait retour par cette inscription de ce qui par ailleurs est mis à l’écart : sa consistance essentielle, sa consistance réelle. Il est donné corps au sujet dans ce nouage avec un Symbolique et un Imaginaire.
A entendre combien il est difficile, pour certains, de se libérer des réseaux sociaux, et aussi comment les sites de rencontre sont privilégiés dans la recherche d’un compagnon ou d’une compagne, au point qu’une vraie rencontre ne soit pas envisagée autrement, au point qu’elle ne puisse même pas être envisagée.
Je pense à une patiente qui, après des échanges agréables et prometteurs par mail, se refuse à toute rencontre. C’est ainsi que, progressivement, l’adresse se détache de l’Autre, pour se refermer sur le corps propre dans la manifestation d’une souffrance en le gravant dans une affirmation narcissique exclusive.
Je ne sais pas si j’ai été claire dans cette mise en perspective de ce recours au corps propre lié au fait qu’il est de plus en plus absent dans la relation à l’autre, et que ces difficultés par rapport à l’exclusion du sexuel amènent une manière de rabattre une souffrance du côté d’une recherche d’identité. Cependant, cette recherche d’identité, elle va chaque fois dans ces cas là et pour certains jeunes, elle va se manifester en instrumentant le corps. Pour le dire de façon simple, la coupure qui n’est pas là au niveau symbolique, elle va se graver dans le corps propre.
C’est cet axe de travail, parce que ce sont deux aspects que nous retrouvons, que nous entendons chez nos jeunes adolescents, et plus, et autres.
C’est bien à nous de l’entendre, car c’est bien une des manifestations symptomatiques d’une clinique qui a affaire avec l’évolution de notre discours social et ses conséquences pour le sujet. Je vous remercie pour votre attention.
Discussion :
Jean-Luc de Saint-Just : Nous allons avoir un peu de temps pour poser des questions et discuter, mais je voulais en premier lieu te remercier d’avoir ouvert pour nous cet axe de travail original quant aux effets de l’image dans notre social, et en particulier à ce refus narcissique du sexuel et du fantasme, si je l’ai bien entendu.
Et peut-être pour prolonger ce que tu as si bien amené, en t’écoutant il y a une question qui n’est venue à l’esprit et a progressivement fait son chemin. Puisque tu nous invites à entendre les paroles de ces jeunes, il me semble que résonne assez bien dans leurs propos comment, pour le dire simplement, ce qui est évacué du symbolique revient dans le réel, avec cette tentative un peu désespérée de venir inscrire quelque chose. C’est ce que tu as très bien démontré en montrant cette analogie avec des mécanismes liées à la psychose.
Alors même si tu es volontairement passé très vite sur la question de la fonction paternelle, il me semble néanmoins qu’à chaque fois la fonction paternelle est bien absente. Et justement par rapport à cette fonction paternelle, au défaut de sa mise en place qui s’entend dans cet exemple d’un père impuissant, je voudrais revenir sur une dimension que tu n’as pas évoquée et qui me semble tout à fait importante. Lacan nous rappelle dans ces premiers séminaires, que le symbolique n’est pris en compte par l’enfant que par le procès imaginaire, que c’est le procès imaginaire qui l’introduit au symbolique en quelques sorte.
Pour ne pas être trop long dans ma question, qui vise à prolonger l’ouverture que tu nous as proposé ce soir, je me demande si la prévalence de l’image n’évacue pas d’abord le recours à l’imaginaire, à ce qui viendrait soutenir, ouvrir à la dimension symbolique ? Car la dimension symbolique est là et a son effet, puisque nous sommes parlant, mais sans le support de l’imaginaire qui lui donne sa consistance, elle ne pourrait plus être appréhendée, voire incorporée, par les jeunes générations.
Dans l’écriture borroméenne, le corps relève de la dimension de l’imaginaire. Je suis assez frappé dans ce que tu nous as transmis de ce que viennent dire ces jeunes filles. Elles n’évoquent aucun imaginaire du corps. Il n’y a pas de corps constitué et elles ne passent pas par l’imaginaire.
Anne-Marie Dransart : Je suis tout à fait d’accord avec toi et je te remercie. Et c’est justement pour cela que je veux faire aussi le lien avec la question du numérique, parce que ce n’est pas par l’imaginaire du corps, c’est l’image ! C’est l’image qui évacue la consistance du corps, oui. Dans l’exemple, de Czermak par rapport à cette femme, c’est exactement cela. C’est possible parce que justement ce qui a été présent, c’est la consistance du corps. Le corps en tant que consistance. Et c’est vrai, je suis tout à fait d’accord, c’est pour cela que lorsque l’on parle des échanges par zoom, par skype, et tout cela, on dit : « il n’y a pas de rencontre du regard, les regards ne se rencontrent pas ».
On ne va pas jeter le bébé avec l’eau du bain, c’est super. Cette technicité est formidable, mais jusqu’à quand et comment ? A quel moment on arrête quelque chose ? C’est son extension qui va devenir problèmatique, de la même façon que la rupture entre fécondation et sexualité. C’est formidable les PMA, je ne sais pas ce qu’en dira Anne Joos, mais on entend bien que l’on est dans quelque chose que l’on ne peut plus arrêter.
Alors tu as commencé ta remarque par rapport à cette question de la fonction paternelle. Je n’ai pas voulu prendre les choses ainsi. C’est vrai que la question de la déliquescence du symbolique, elle est évidement liée à quelque chose qui se passe au niveau du déclin du nom du père. Mais, d’ailleurs cela rejoint ce que tu soulignais, il me semble que la question de ce qui se passe par rapport à l’image, alors c’est par rapport au numérique, mais pas uniquement. Ce qui se passe surtout, et c’est pour cela que j’ai voulu revenir sur cette lecture de Gabriel Balbo, ce qui se passe c’est surtout au niveau du refus d’une aliénation au sexuel, et sur la manière dont cela est repoussé. Ce que je veux dire, c’est que cette question n’est pas liée uniquement au déclin de la fonction paternelle.
Jean-Luc de Saint-Just : Nous sommes bien d’accord, ce que je voulais évoquer c’est la fonction paternelle en tant qu’elle vient soutenir une fiction, de la dimension imaginaire qui est un support pour les enfants, cette dimension imaginaire de la fonction paternelle.
Anne-Marie Dransart : Tu le dis fort bien, tu dis la fonction imaginaire de la fonction paternelle et tu faisais référence tout à l’heure au noeud borroméen. Oui, mais à partir du moment où c’est noué. C’est cela la question. Et c’est vrai que dans ces jeunes où j’ai pris ces exemples, et c’est ce qu’on entend régulièrement, la question c’est qu’il y a quelque chose qui glisse, et il y a chaque fois une recherche de sens, mais au niveau du réel du corps. Comme tu le disais, la fonction paternelle donne consistance, mais à un moment donné c’est vrai que c’est important en tant que cela dit tout le nouage.
Francesca Commandini : Je voudrais juste attraper au vol cette question par rapport Anne-Marie, comment tu as formulé que cette jeune adolescente est quand même venue te voir. Si j’ai compris, c’est sa mère qui lui a donné l’adresse. Elle voulait pas parler elle-même. Il me semble que tu as utilisé cette expression de dire que c’était un autre lieu, simplement un autre lieu. Je rapproche cette question par rapport à la question de la fonction paternelle, que l’on ne va pas ramener comme cela à chaque fois, mais de cette possibilité tout simplement d’un autre lieu. Voilà, juste de cet écart ! Bien avant de parler de psychothérapie, je n’en sais rien, ou quoi. Juste qu’il y ait cette possibilité de mise en place d’un autre lieu.
Anne-Marie Dransart : Merci Francesca, c’est intéressant la manière dont tu le dis, parce que c’est vrai que, j’essaye de m’expliquer, on le sait que le symbolique cela merdouille maintenant. Le déclin du nom du père, on le sait ! Et qu’est-ce qu’on fait avec ?
Jean-Luc de Saint-Just : Si je peux me permettre de faire une toute petite incise, par rapport à ce que tu dis. En même temps, nous le savons, et en même temps ces trois dimensions du symbolique, du réel et de l’imaginaire, du fait du langage, elles ne sont pas à défendre, elles sont là de départ, de toute façon. Elles sont là, de structure.
Anne-Marie Dransart : Elles sont là de structure, mais dans la mesure où quelque chose ne se coince pas comme il le faudrait, même si elles sont là justement elles ne se coincent pas.
Jean-Luc de Saint-Just : Ce que je trouvais intéressant dans les exemples que tu donnais, c’est que justement cette question de coinçage où l’on entendait qu’il n’y avait plus d’imaginaire qui aurait permis à ces jeunes filles de faire avec un symbolique qui était là - elles parlent, elles ont un nom - et le réel de leur corps. Bien entendu, cela vient faire de façon très sauvage, marquer dans le réel quelque chose qui serait, j’aurais presque envie de dire, un symbolique pur : c’est la coupure. Sans support de l’imaginaire ; c’est-à-dire sans support d’aucun semblant ! Elles ne font pas semblant !
Anne-Marie Dransart : C’est très juste, il n’y a pas support du semblant ! Le support du semblant qui est en difficulté et qui fait que c’est sur la table, là. Je suis d’accord, mais peut-être que je ne perçois pas bien ta remarque, en même temps je pense que je souscris à ce ce que tu dis. Ce qui m’a vraiment interpellée, je vais le dire comme cela, peut-être que cela s’entendra mieux, c’est cette dégradation de l’imaginaire sur l’image. C’est pour cela que l’exemple de Narcisse, j’y reviens parce que je trouve que c’est très très intéressant. Parce que bien sûr Lacan met le corps dans le rond de l’imaginaire, mais je pense que la question qui est écartée, qui est refusée, c’est la question du sexuel. Et donc, ce n’est pas que la question de l’imaginaire.
Jean-Luc de Saint-Just : Nous sommes tout à fait d’accord sur ce point et ce que tu apportes là me semble assez fondamental dans la clinique contemporaine, mais il faudrait que nous en discutions plus avant, parce que je ne sais plus dans quelle leçon exactement, dans les premiers séminaires de Lacan, il amène que les enfants découvrent la question du sexuel, du sexuel du corps, d’abord par l’imaginaire, par cette dimension qui les amène au symbolique. C’est ce qui se passe pour le petit Hans par exemple.
Anne-Marie Dransart : Je ne me souviens pas de ce passage, mais c’est quand même la question des orifices du corps.
Jean-Christophe Brunat : Cela fait plaisir d’entendre parler du déclin de l’imaginaire, parce qu’on parle toujours du déclin du symbolique, mais on ne parle absolument pas du déclin de l’imaginaire. Quand tu reçois aujourd’hui des enfants en consultation, tu as une pauvreté dans le registre imaginaire qui est incroyable. Quand par exemple tu dis à un enfant, mais imagine ce qui pourrait se passer si ? Pour essayer de lier, ou de discuter, souvent ils sont incapables d’imaginer quoi que ce soit. « Tu fais cela : imagine ce qui va y avoir comme conséquences ? » C’est creux !
Quand tu reprends la dimension effectivement du tatouage, c’est d’une pauvreté absolument incroyable. Les dessins c’est des mangas qui sont recopiés. C’est des sessions maoris, etc. De toutes manières on les trouve sur Internet. Aujourd’hui c’est à noter, cette pauvreté de l’imaginaire. Plus on est dans l’image, et plus l’imaginaire est balayé du registre des représentations.
Après, entre les scarifications et le tatouage, il y a peut-être quelque chose à repérer, c’est qu’en ce qui concerne les scarifications, ce n’est pas du semblant. On pourrait dire que c’est du sanglant, ou du sang rouge. Chez nos jeunes gens c’est au niveau du sang et au niveau des bras en général toujours dans le même sens comme cela, et vraiment ce qui est recherché c’est une sorte de shoot, de dissociation psychique. Sur le tatouage, il y a une clinique qui est plus riche. Selon la structure des personnes qui le font, il y en a pour qui cela vient marquer un peu le temps : là il s’est passé cela je me fais un tatouage, là il s’est passé cela je m’en fais un autre. Ce sont des personnes assez structurées qui finalement inscrivent le temps sur leur corps ; à partir d’un dessin par exemple. Et puis il y en a d’autres, moins structurés, qui voient un manga et se disent « je me le colle là ». Et puis ils voient un autre truc et ils se le collent là. En fait, quant on voit leur tatouage, il n’y a aucune harmonie. Ils prennent leur corps comme une feuille volante.
Anne-Marie Dransart : Ce qui est avéré c’est qu’il y a une addiction au tatouage. C’est à dire que lorsqu’on en fait un, après on y retourne. Après il y a différentes pratiques. C’est un peu des généralités que je vous ai dit par rapport au tatouage, c’est vrai. Cela dit, il y a des différences quand même entre le tatouage pour des jeunes femmes par exemple qui sont souvent plus de l’ornementation un peu romantique parfois, ou parfois une écriture. Pour les jeunes hommes, ils sont beaucoup plus étendus, même s’ils se font moins tatouer, c’est plus étendu. C’est vrai, moi je voudrais revenir sur un point que vous avez souligné par rapport aux enfants et par rapport à ce moment où on leur demande de dessiner quelque chose. J’ai été effectivement très étonnée de voir que c’était presque impossible. Pas tous évidemment, mais chez certains enfants c’est très difficile et parfois il faut qu’on les amène avec une parole à tracer quelque chose. Le point que vous ameniez et qui est aussi très important c’est la distinction entre tatouage et scarification. C’est vrai que ce n’est pas du même ordre. Autant d’un côté on a plus une recherche au niveau d’une identité, pas d’une identification. Autant au niveau de la scarification c’est souvent une question de douleur, de douleur morale, de douleur psychique, à pouvoir, comme on l’entend, expulser du côté du corps propre. Par rapport à l’imaginaire je suis évidemment entièrement d’accord, on pourra en rediscuter.
Jean-Christophe Brunat : Du coup, c’est différent de parler plutôt, je ne remets pas en question le déclin du symbolique, mais de dire qu’on est plus dans une question de dénouage que dans une question de déclin.
Anne-Marie Dransart : Oui, par rapport au noeud, c’est une des choses qu’il faut travailler. Malheureusement, face à certaines difficultés dans le discours actuel, nous avons cette facilité à évoquer le déclin du nom du père et la déliquescence du symbolique. A un moment donné ces choses là ont été posées, la question est maintenant d’avancer un peu là-dessus. Votre proposition est intéressante, mais je trouve intéressant dans la clinique de noter cette récusation à toute aliénation au fantasme. Après tu vas me dire que c’est lié à la question de l’imaginaire, même si le fantasme ce n’est pas que la question de l’imaginaire. C’est surtout la question, c’est pour cela que j’ai fait une évocation du discours capitaliste tel que Lacan le propose, de nous fournir des objets qui sont des objets marchands. Comme si ces objets là pouvaient venir combler quelque chose. C’est ce que les publicistes utilisent. Je pense que la question elle est aussi prise dans ce discours là, de la question du rapport à l’objet, de ce déplacement de l’objet sexuel sur l’objet marchand. L’objet marchand est venu là boucher le trou, une image vient le boucher, qui est un objet, parce que c’est ce qui se vend particulièrement. Elle vient de ce fait obturer la dimension de l’imaginaire.
J’avais envie quand même par rapport à tout cela et de ces discours hors corps, ou instrumentés, d’entendre ces manifestations par rapport au corps comme une manière de rétablir quelque chose, faire à nouveau exister quelque chose. C’est une proposition de travail.
Jean-Luc de Saint-just : Cela me fait associer à ce qui se passe actuellement dans cette prise dans le discours capitaliste, où était annoncé la fin de l’histoire, je mets volontairement l’histoire du côté de l’imaginaire, et comment le surgissement en Europe de la guerre, semble remettre en marche l’histoire. Je ne suis pas sûr que cela ne permette pas, même si ce n’est pas la volonté de Poutine, de venir refonder un mythe pour la construction européenne. Parce que la difficulté de cette construction européenne c’est qu’elle ne se fonde sur aucun mythe fondateur, mais peut-être que Poutine est en train de nous en offrir un, pas sans que cela implique un prix à payer. C’est peut-être une façon de sortir du discours capitaliste ?
Anne-Marie Dransart : Oui, c’est intéressant. C’est une vision optimiste. C’est une question qui est évoquée, cette manière de nous rassembler à partir du moment où il y a un ennemi à nos portes. Je vais discuter cette vision optimiste.
Ce matin j’évoquais quelque chose quant à la question d’une idéologie. D’un côté nous avons une dictature poutinienne avec effectivement cette idéologie impérialiste autocrate totalitaire, mais de l’autre, malgré tout, ce dans quoi nous baignons, c’est quand même le dictact de l’objet marchand. Et l’économie de marché, c’est aussi une idéologie. Nous sommes entre les deux, et peut-être que l’Europe ?
Frédéric Scheffler : Je trouve que c’est intéressant, mais ce que Poutine est en train de marquer, ce quelque chose, c’est cette notion de frontière qu’on avait un petit peu oubliée. La COVID nous l’a rappelé parce que c’était compliqué de les traverser, y compris en Europe. C’est quelque chose que l’on avait oublié les frontières, et qui là ressurgit de façon très claire, très marquée.
Francesca Commandini : Il me semble que la dimension imaginaire revient ce soir sous beaucoup de formes, la consistance, la question du récit, la question de pouvoir s’imaginer, etc. Je ne sais pas si vous êtes d’accord par rapport à l’utilisation qu’on a quand même fait ces dernières années du Zoom. Il me semble que c’est très différent quand on travaille en Zoom, mais qu’avant on s’était rencontrés. On avait travaillé ensemble. On avait noué quelque chose. Ou lorsqu’on travaille en Zoom avec des gens qu’on ne connait pas du tout. Quand il y avait quelque chose déjà noué, cela peut subsister, par rapport au nouage et au dénouage.
Anne-Marie Dransart : C’est très juste, mais c’est vraiment la question notamment chez des patients qui n’arrivent pas à se sortir, alors qu’ils veulent, à en finir avec les réseaux sociaux. Je voulais dire quelque chose par rapport à la question des frontières. Peut-être que ce n’est plus une question, et c’est intéressant dans le sens que nous n’arrêtons pas de parler de ce qui est illimité, hors limite. C’est vrai qu’il y a quelque chose par rapport à cela, parce que sans aller dans une dimension nationaliste, ou autre, c’est vrai que cette question de la frontière c’est quelque chose aussi qui met une limite. C’est un point vis-à-vis duquel sûrement on a négligé les conséquences. Alors ok pour l’imaginaire !
Jean-Luc de Saint-Just : Merci Anne-Marie Dransart et merci à tous de votre participation.

 

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