Jean-Luc de SAINT JUST : Le temps de dire... : FEVRIER 2013

Le temps de dire... par Jean-Luc De-Saint-Just  Février 2013

A un certain âge, ce qui ne veut pas dire un âge certain, il y a une question que tout un chacun est en mesure de se poser. Est-ce qu'à la fin de ma vie, lorsque j'aurai vécu assez pour me poser cette question en ces termes, je serai en mesure de dire que je n'en suis plus au même point qu'au début, que quelque chose a changé dans ma façon d'être au monde, de faire avec les autres, mes proches ou ceux que je rencontre ? Est-ce que malgré toutes mes expériences, tout ce que j'ai fait ou vécu, je ne répète pas toujours et encore les mêmes choses, les mêmes schémas, les mêmes scénarios, les mêmes discours ? Question qui n'est pas nouvelle puisqu'en substance ce serait une traduction possible d'une partie des « Confessions » de Saint-Augustin sur le temps. Le saut que je ferai ne sera donc pas logique, mais sûrement d'inconvenance en déplaçant ma question de l'intime au politique.
Est-ce que le temps passé en institution, la durée d'un suivi, ou d'une cure, parfois 10 ou 15 ans, parfois plus, parfois sur plusieurs générations, a changé quelque chose ? N'est-on pas confronté parfois, et même assez souvent, à ce qui s'apparente davantage à une longue série de répétitions ? Cette question a souvent et par plusieurs été posée, mais pas toujours traitée de façon dépassionnée quand il était demandé, par exemple, si oui ou non les travailleurs sociaux produisaient du changement.
Voilà ce qu'il ne faut pas dire à propos du temps, ce qui fait horreur, ce qui est politiquement tout à fait incorrect. Cependant, comment pourrions-nous un peu avancer si nous évitons ces questions ? Si nous évitons de nous demander : Est-ce que le temps est changement, progression linéaire d'un passé, présent et avenir, ou répétition du même, retour constant à la même place, processus immuable et pour certains éternel ?
Pour peu qu'il soit consenti de soutenir un tel questionnement, alors la difficulté ici rencontrée est cette fois une difficulté logique, puisque le temps comme la lumière c'est justement ce qui échappe à toute représentation, et du même coup à notre pensée. Dès que nous nous en faisons une représentation, nous pouvons être assurés de pouvoir démontrer que ce n'est pas ça. La lumière c'est corpusculaire et ondulatoire, les deux en même temps. Ce qui en physique est fondamentalement contradictoire.
Le temps nous ne l'abordons que par des représentations qui sont autant de consistances imaginaires de ce qui se refuse à notre pensée, ou plutôt de ce que nous refusons d'aborder hors du champ des représentations, ou de l'évidence d'une pensée limitée à la non contradiction dans l'espace temps.
Depuis l'Antiquité la question du temps est articulée à celle du changement, au déplacement des corps. La théorie de la relativité n'a fait que donner la raison de cette intuition en situant le temps comme dimension de l'espace, et par la même en inscrivant le temps dans le champ de la topologie. Topologie que nous avons encore aujourd'hui du mal à explorer au delà de notre pensée, de nos représentations, toujours prises dans le plan Euclidien.
Cependant, il ne faudrait pas croire que cette représentation relativiste du temps et de l'espace vienne résoudre toutes nos questions quant à notre rapport au temps, puisque celui-ci ne reste situable qu'à partir d'un point fixe dans l'espace du plan projectif. Point fixe nécessaire pour constituer une linéarité du temps, puisque c'est à partir de lui que nous sommes en mesure de dire la date, et même l'heure d'un rendez-vous ou d'un événement. Construction donc tout à fait arbitraire, mais nécessaire à établir quelque mesure que ce soit du temps, situer le passé et le futur dans cette consistance linéaire.
Pour ce qui est du présent c'est un autre problème. Le présent est quant à lui insaisissable, toujours nécessairement passé ou pas encore advenu. Il est même mathématiquement insaisissable, puisque toujours dans l'intervalle de deux nombres : entre 14h28'30'' et 14h28'31''. Il se situe dans l'infini dénombrable entre deux nombres réels, entre le 0 et le 1. Ce réel n'est également en physique pas plus abordable que par cet intervalle infini entre deux nombres dits réels. Aucun résultat d'aucune expérience de physique n'est plus aujourd'hui présenté de façon positive, mais à chaque fois comme situant le réel dans un intervalle, certes le plus serré possible, mais relevant du jamais atteignable. Cela va même beaucoup plus loin puisque dans le présent, en tant qu'il est réel, Etienne Klein démontre qu'aucune des lois physiques connues ne serait valide. Autrement dit, que le présent en tant que réel est hors de toutes nos constructions théoriques, y compris les plus sures, les plus dures.
Le présent, pour que ce soit clair pour chacun dans les conséquences que ceci a pour la pratique, c'est spécifiquement ce qui est discordant à la construction du temps et de l'espace. Le présent est ce réel qui fait effraction à la linéarité du temps. Le présent c'est ce qui vient dissoner dans les représentations des praticiens et parfois, dans le meilleur des cas, les réveiller un peu.
Appliquons ce qui vient d'être dit, par exemple, mais ce n'est qu'un exemple parmi d'autres, aux pratiques du travail social : le temps se construit pour les uns et les autres à partir de représentations qui situent une linéarité répétitive qui est avant tout une linéarité interprétative, pour ce qu'il en est de situer le passé, et projective, pour ce qu'il en est de l'avenir. Ce qui a pour conséquence que l'analyse de ce qui s'est passé et l'appréhension de ce qui va venir, va se construire à partir de la reproduction des mêmes schémas de représentation. Il est possible, bien entendu, de changer de représentation, cela ne conduit pas moins à rester dans ce plan logique d'un temps linéaire toujours reconstruit.
Cela a cet effet délétère d'avoir l'impression que rien n'avance, que rien ne bouge, et que c'est toujours et encore la même chose. D'où l'émergence des questions évoquées en introduction qui ont pour seul défaut d'être le plus souvent mal posées, puisque prises dans une confrontation de représentations.
Il ne s'agit pas de passer d'une illusion à une autre disait Freud, ou d'un monde rêvé à un autre, mais nous n'avons pas d'autres choix que de partir de ces représentations, plus ou moins illusoires, plus ou moins oniriques. Il n'y a pas d'autre moyen que de partir de là en évitant l'impasse du combat pour la bonne représentation. L'efficace du travail qui est fait dans certains groupes d'analyse des pratiques, ou de supervision, est en fonction de la propension à réveiller ou non les praticiens ; c'est-à-dire pour ne pas perdre le fil de ce texte, à les rendre présents à leur pratique, plutôt qu'à les endormir dans des représentations.
Les rendre présents à leur pratique, les sortir de leurs rêves, cela implique alors que dans le présent de la séance quelque chose fasse irruption, discordance d'avec « le blabla » des discours institutionnels qui par définition sont établis, ont été construits pour établir un type de rapport au temps. Cela ne veut pas dire qu'ils soient hors réel, mais que le réel se manifeste de façon nécessairement discordante à ces discours et le plus souvent sous la forme d'un symptôme ; c'est à dire de ce qui ne va pas dans l'institution. Il y a toujours quelque chose qui ne va pas dans l'institution, c'est structural. C'est pourtant bien sûr connu, mais cela ne nous empêche manifestement aucunement de le reprocher... aux autres.
Ce qui fait réveil, ce qui va parfois même faire étincelle, voire éclair de lucidité, dans le moment présent d'une séance de supervision, c'est la discordance d'un dire qui ne fait pas alors symptôme, mais énigme. Un dit qui, à l'entendre dire, « ne colle » pas, fait question.
Et voilà que ce qui avait toutes les caractéristiques d'une situation fermée dans un discours redondant, s'ouvre ; c'est-à-dire se présente autrement. Cela ne signifie aucunement que ce bref instant de lucidité, cet éclair, ne va pas précéder un recouvrement, une façon de ne pas prendre en compte ce qui a été là perçu. Nous ne nous libérons pas si facilement de nos représentations, puisqu'elles justifient nos choix, nos actes, nos pensées, et l'ensemble de notre rapport au monde.
Cependant, il arrive, et ce n'est que par ce type de travail que cela peut arriver, que cet instant ne soit pas recouvert, que l'énigme reste posée et participe d'une mise au travail singulière et parfois même de plusieurs mises au travail singulières. Un temps pour comprendre ce que la prise en compte de cette énigme, cette discordance à toute représentation, implique. Ce qu'elle peut avoir pour conséquences et en particulier, parce que c'est souvent le cas, comment cela vient bouleverser ma représentation du bien, ce que je m'imagine comme étant le bien pour l'autre.
Dans le meilleur des cas, il arrive que ce temps pour comprendre aboutisse à un changement, un franchissement qui fasse acte qui ne passe pas nécessairement par une décision ou un choix. C'est-à-dire qu'après ce déplacement et bien souvent sans rien faire de particulier, sauf d'avoir été présent à ce qui se passait, à en avoir tirer les conséquences, ce n'est plus pareil, ce n'est définitivement plus pareil.
Ces trois temps évoqués de façon très succincte sont les trois temps logiques que Lacan a extrait du travail de la cure ; l'instant de voir, le temps pour comprendre, et le moment de conclure. Ce ne sont pas des temps linéaires, puisque l'instant de voir c'est justement ce qui ouvre par l'incompréhensible à la possibilité d'un temps pour comprendre. C'est ce qui fait effraction dans le temps établi, dans le passé comme dans le futur, et qui ne trouvera sa prise en compte, son déplacement, celui d'un changement dans le temps, (puisque la conséquence c'est que le passé ne sera plus le même et que cela déplace le futur), que par la scansion du moment de conclure. Acte s'il en est qui est celui du praticien, celui qu'il soutiendra dans son dire et qui aura un effet qui ne sera pas uniquement de représentation.
Prendre au sérieux la question des effets des pratiques sociales, implique de prendre la mesure de cette question du temps dans sa topologie ; autrement dit, d'aller au delà de la contradiction, qui n'est qu'une illusion de changement, puisque ce n'est que de la reproduction linéaire du travail social qu'à l'occasion peut émerger de vrais changements. Aucun système de représentation le plus intelligent soit-il ne pourra échapper à cette détermination logique du temps, à ce présent réel qui est impossible à saisir. Il y a donc une impasse logique à se battre pour telle ou telle représentation, système ou théorie qui ne pourront produire que répétition infinie sur la linéarité de leurs constructions.
Seul un travail à la fois singulier et assidu de prise en compte de ce réel, de cet impossible, peut permettre aux praticiens d'être au moment de leur pratique parfois « présent à l'autre ». Cette ouverture d'une possible « présence à l'autre », ou pour le dire autrement d'une possible présence au réel de l'autre, se distingue radicalement de toute empathie. Puisqu'il s'agit d'une présence au réel de l'autre en tant qu'énigme, en tant qu'il fait résonner une altérité radicale. Il est donc à différencier de toute compréhension de l'autre, qui ne se fonde que sur la dualité d'une démarche prise dans un procès dont les fondements sont nécessairement narcissiques. Cela dit, ce possible ne signifie pas promesse, mais possibilité que cela ait lieu ou pas. Le possible est aussi le possible que cela ne se fasse pas.
Ce possible est donc tout autant à distinguer de l'actuel « tout est possible ». Ce dernier, si présentifié dans notre social contemporain, relève d'une logique bien différente puisqu'elle dépasse la linéarité du temps, des représentations, par l'effacement du point fixe. Les modifications profondes, structurelles, qui sont à l'œuvre actuellement dans le travail social comme dans bien d'autres domaines et sur lesquelles je ne vais pas revenir ici, ont également modifié notre rapport au temps .
Nous sommes dans un temps de l'urgence et de l'immédiateté qui est encore une fois à distinguer du présent. La visée de cette précipitation du temps est une visée d'efficience ; autrement dit, elle prétend se débarrasser des représentations qui reproduisent le temps dans sa continuité linéaire, les vieux schémas, les vieilles théories, se débarrasser de tout point de référence qui permet ces constructions (rejet de tout point fixe). Elle vise à construire une perpétuelle réactivité à chaque événement, à chaque instant, à chaque signe, en substituant aux constructions du temps une présentification en miroir, sans construction et donc hors sens. Cela a cet effet si commun aujourd'hui pour les praticiens non seulement de perte complète de sens, mais plus encore de déshumanisation de leurs pratiques, puisqu'à la construction humanisante du temps se substitue le précipité d'une réactivité émotionnelle, le plus souvent brutale.
Cette réactivité n'a aucun effet de présence à l'autre, bien au contraire, puisqu'elle n'ouvre aucune perspective à l'instant de voir. Elle le recouvre immédiatement par le moment de conclure. C'est donc une solution qui est pire que le mal qu'elle était censée soigner. Enfin, on peut toujours penser que tuer le malade est la meilleure façon d'éradiquer sa maladie.
La question qui reste alors à poser est de savoir si cette catégorie du possible, d'une possible présence au réel de l'autre, serait susceptible d'orienter non seulement quelques pratiques, mais peut-être aussi une politique sociale qui serait alors radicalement nouvelle. Est-il possible, non pas de se passer des représentations et des références, des points fixes qui nous permettent de construire un rapport humanisant au temps, mais de nous en différencier en nous orientant sur un repérage de ce qui fait singulièrement discord à toute représentation, de ce qui est dissonant à tout modèle social, comme à toute idée du bien de l'autre ?
Ce possible, dont les coordonnées seraient à écrire, c'est ce qui permettrait d'aller au-delà de pratiques qui ne sont qu'à l'occasion orientées par cette présence au réel dans la singularité d'une rencontre. Car c'est un fait d'expérience que ce qui fait acte dans ces pratiques, disons-le leur efficience, est toujours l'effet d'une rencontre singulière où, dans un transfert, celui à qui est adressé une demande, un dire, est en mesure de l'entendre et de le faire entendre autrement ; Instant fondamentalement inédit et par définition non reproductible, non prévisible, d'une interlocution singulière.
Ce qui est loin d'avoir été démontré c'est la possibilité que ce déplacement puisse aller au-delà de l'espace de la singularité d'une rencontre, qu'il puisse concerner un collectif, toujours nécessairement rattrapé par un discours, des représentations. Est-ce que cet effet peut aller au-delà du cas par cas, du pour chacun ? La question reste ouverte.
Ce serait à démontrer en prenant appuis sur les coordonnées d'un réel, celui de la parole et du langage. Car, il s'agit bien de pratiques du dire qui ont pour conséquence pour celui qui parle, du simple fait des lois du langage, de l'équivocité du signifiant, qu'il ne sait pas ce qu'il dit, ni ce qu'il fait, qu'il est déterminé par un réel qui lui échappe. Pour autant, l'expérience de la psychanalyse, sa pratique singulière qui n'est fondée sur aucune représentation du monde , fait entendre quelque chose d'autre, quelque chose qui est toujours nouveau aujourd'hui, un possible. Elle ne promet d'ailleurs rien d'autre que ce possible à celui qui parle. La seule chose à laquelle se prête la psychanalyse, c'est de soutenir un : « Tu peux savoir ! ».

 

1 Le réel est ici entendu au sens lacanien. Il désigne ce qui par structure nous échappe et nous échappera toujours, puisque c'est ce qui est hors de toute construction, de toute représentation. Cependant, le paradoxe c'est que nous ne pouvons interroger ce réel que par le filtre de nos représentations, par ce qu'elles ratent et ce qui les décomplète.
Voir aussi Etienne Klein, Les tactiques de chronos, et le Facteur temps ne sonne jamais deux fois, aux Editions Flammarion, Paris.

2 Voir à ce sujet les ouvrages de Marcel Gauchet et de Jean-Pierre Lebrun.

3 Cela ne veut pas dire que les psychanalystes, hors leur pratique d'analyste, n'en ont pas des représentations. On ne voit pas comment ils pourraient ne pas en avoir. Cependant, la pratique analytique telle que Freud et Lacan en ont situé les coordonnées se spécifie justement de ce travail qui consiste à s'en extraire. C'est ce qui fait d'ailleurs qu'elle a de tout temps, de tout mode et surtout des modes totalitaires, été insupportable.

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